Corpus d’arbres : Valérie Jouve

17.12.2015
Sans-titre (Valérie Jouve)

Sans-titre (Valérie Jouve)

Marta Gili, Directrice du Jeu de Paume et critique d’art, partage avec nous quelques textes et un entretien, issus du catalogue de l’exposition Corps en résistance, sur la place des arbres dans l’œuvre de Valérie Jouve.

Lorsqu’on regarde les images de Valérie Jouve, on dirait que la ville, comme la photographie, est un territoire de distances habitées par le corps, le corps de l’image et l’image du corps. Dans un exercice de taxinomie irréductible et poétique à la fois, Valérie Jouve désigne les corps qui apparaissent dans ses photographies par les termes « personnages » ou « passants », et les espaces urbains, eux aussi sans nom, sont appelés « la rue », « les situations » ou « les arbres ». De cette manière, l’artiste dé-hiérarchise aussi bien le mot que la représentation de ces corps, de ces villes et de leurs paysages, mettant ainsi en avant la tension entre les multiples distances habitées, qu’il s’agisse de distances émotionnelles, sociales, culturelles, économiques ou politiques. Le corps d’images de Valérie Jouve confère donc au corps humain un lieu privilégié dans le monde, dans la mesure où sa perception s’étend par-delà la propre action et englobe d’autres corps, d’autres destinations, d’autres lieux… « jusqu’aux étoiles ».

« Figures solitaires et tenaces, ces arbres défient, dans leur isolement même, la condensation et la circulation des machines et des corps. Dans l’œuvre de Valérie Jouve, bien souvent les arbres tiennent place de sujets, sont le sujet lorsque le territoire des rencontres devient désertique au coeur de la foule elle-même. Les arbres robustes et souples sont là, debout tels des anachorètes au désert qui témoignent d’une autre temporalité et d’un autre monde. Les arbres sont des personnes. Ils ne sont sans doute pas des personnages au même titre que ceux qui font l’objet de séries spécifiques. Ils ne posent pas mais ils ne bougent pas ou presque pas. Ils sont là, pieds dans la terre au mépris du béton qui les menace, tête dans le ciel, ramifications, écorces, racines… les troncs ont la fermeté d’une ossature, la nervosité des muscles, leur frondaison déploie la souple fragilité d’une chevelure hivernale ou printanière… Ce qui frappe c’est cette digne et silencieuse tenue de la vie qui semble ne jamais céder au vacarme qui l’entoure. La présence d’un arbre opère étrangement comme la figure singulière de l’humanité. »

 Les Arbres, par Marie-José Mondzain, philosophe française, spécialiste de l’art des images.

 

ENTRETIEN

Pia Viewing — De ton inlassable exploration des relations entre la figure et l’espace urbain résultent plusieurs corpus au nombre desquels figurent Les Personnages, Les Situations ou encore Les Façades. Ces corpus demeurent en constante évolution tant parce que tu continues de les alimenter que parce que tu les rejoues sans cesse dans l’espace de l’exposition. De ce point de vue, la série photographique circonscrite dans le temps est étrangère à ta démarche.

 Valérie Jouve — Oui, j’aime l’idée du corpus. C’est un « corps d’images » que je réalise. Chaque corpus est intitulé Sans titre, suivi d’une forme d’identification entre parenthèses : Les Personnages, Les Situations, Les Façades, Les Passants, La Rue, Les Arbres… Dans les années 1990, mon oeuvre s’est nettement structurée autour de ces différents sujets. Et un autre espace, celui du montage, s’est construit dans le moment de la monstration du travail. Une forme de narration — au sens très large du terme — s’est créée à travers cette juxtaposition de photographies issues de divers corpus. Dès ma première exposition au musée d’Art contemporain de Marseille, en 1995, le montage intervient : j’éprouve le besoin d’assembler mes images pour habiter l’espace et tisser un imaginaire de l’utopie. Tous ces éléments se nourrissent les uns les autres, se combinent pour offrir un lieu du regard où notre monde se déploie sans que rien ne nous soit donné à comprendre.
Il s’agit juste de sentir, de se projeter et surtout de se laisser emmener.
Mon travail photographique est, depuis le début, un projet sur le rapport de l’être humain à sa ville, à son espace de vie entendu au sens très large : notre espace de vie. Chaque image, chaque corpus accompagne la réflexion sur nos villes et notre relation à elles. La ville a une importance fondamentale pour moi car elle est l’incarnation même de la présence humaine sur Terre, bien que depuis quelques années je pense l’espace en termes plus intimes, avec Les Arbres par exemple.

Pia Viewing — La notion de corps, de corporalité irrigue toute ton œuvre. Avec Les Arbres et Les Figures que tu as réalisés entre 2006 et 2008, elle se pose en d’autres termes qu’antérieurement. À la différence des Personnages, par exemple, ici le sujet se dresse ancré dans le sol, enraciné fermement dans son milieu, acquérant davantage de volume, d’épaisseur et de présence. Tu traites Les Arbres comme les figures, ils ont du corps.

 Valérie Jouve — J’ai fait mes premiers portraits d’arbres dans le cadre d’une résidence au centre d’art de Vénissieux, en 2003. Je me sentais culturellement proche de cette ville, ayant grandi et suivi des études dans la même région. Les arbres me sont apparus de façon évidente comme des personnages, ils étaient des marqueurs d’espaces autour desquels s’articulaient les parcelles de chaque propriété. Plutôt que de photographier le quartier ouvrier de la cité Berliet à la manière de Bernd et Hilla Becher, en individualisant chaque façade de maison par un cliché, l’envie de répondre à la commande qui m’avait été faite par les arbres s’est naturellement dessinée. Ils possédaient cette puissance, surtout en cette période de l’année : le bois très lisse des platanes devenait argenté sous le soleil automnal, une magie comme la vie peut en créer !
Depuis Les Arbres, ma façon de concevoir le travail photographique évolue : je prends de la distance, je suis moins volontariste dans la convocation du mouvement et la mise en scène, je laisse entrer l’autre à sa manière. La construction d’une image n’est plus nécessairement liée à la volonté d’accompagner une dynamique urbaine mais à un désir d’offrir un espace de contemplation. J’ai pris conscience qu’une présence pouvait être forte sans théâtralité et que la notion de résistance s’en trouvait également redoublée. Même les murs sont des corps ! C’est l’histoire qui les a pétris d’humanité, je sens qu’ils sont le réceptacle de toutes les vies qu’ils ont entourées et j’essaie de le faire sentir autant par l’image elle-même que par le contexte que je leur donne.
Aujourd’hui, je veux aller vers quelque chose d’essentiel, prendre le temps de l’observation en solitaire. Du point de vue formel, les images évoquent des moments de recueillement, qui ouvrent des questionnements plus « cosmologiques ». Je souhaite montrer que le monde nous est peut-être encore familier.