Le brasier de couleurs d’Yves Klein

25.06.2018
Yves Klein réalisant une peinture de feu.

Yves Klein réalisant une peinture de feu.

Yves Klein est un artiste plasticien français. Mort à 34 ans, il n’aura œuvré que peu d’années mais les ondes de force de son œuvre forcissent avec le temps. Car par sa vie, sa réflexion et ses actes de création, il fut un plasticien de l’Art lui-même. Ses créations n’en sont que les traces.

Signataire du groupe d’artistes et amis des Nouveaux Réalistes, Yves Klein souscrivait à l’idée de prescrire à l’art un retour au réel, en bannissant ce qui fut toujours, jusqu’à Duchamp, l’essence de l’art européen : la production d’une forme esthétique, au service d’une fin possiblement supérieure. La composition, la représentation, l’intention réfléchie de l’artiste, le ressassement de la figuration ou l’esthétisation de l’abstraction, tradition et lyrisme, tout cela était bon pour la casse, au profit d’un art simple et émotif du réel. Les comparses de Klein s’en iront compiler la poubelle du réel immédiat, objets industriels au rebus, ou encadreront de leur regard des choses banales dont ils feront ressortir la portée esthétique et signifiante.
Yves Klein, lui, opère un retour au réel en mage de l’art, en incantateur animé d’une vision mystique. La réalité n’est pas la trivialité alentour d’une société qui ré-agence ses normes et ses mœurs pour les concilier à la prégnance du commerce, mais l’Univers même, toute la Création, la vie qui passe en soi comme une rivière de lumière, et cet immense ciel bleu qu’il aurait signé comme au bas d’un tableau si ces satanés piafs n’étaient venus virevolter dans sa toile infinie, foutant tout son travail d’imagination cosmique en l’air : « Il faut détruire les oiseaux jusqu’au dernier. » en concluait-t-il dans son Manifeste de l’Hôtel de Chelsea, non sans provocation à l’adresse des imbéciles.

Il s’agira pour l’artiste de créer un art qui imprègne le spectateur d’une conscience de l’immensité. Ses monochromes l’attestent. Il se résume en début du Manifeste évoqué : « Attendu que j’ai peint des monochromes pendant quinze ans, Attendu que j’ai créé des états de peinture immatérielle, Attendu que j’ai manipulé les forces du vide, Attendu que j’ai sculpté le feu et l’eau et que, du feu et de l’eau, j’ai tiré des peintures, Attendu que je me suis servi de pinceaux vivants pour peindre, […] ». Et ce sont ces peintures de flammes, d’eau et de corps vivants rehaussées de son bleu qu’il brevetât, et qui sont ses ultimes créations, auxquelles introduisent les propos qui suivent.

« Mon but est d’extraire et d’obtenir la trace de l’immédiat dans les objets naturels » : les flammes sont ce phénomène immédiat qui fera trace sur un support. Le tableau qui en résulte n’est pas une forme esthétique mais la mémoire vivante aux couleurs mordorées d’un acte artistique. L’omniprésente beauté précède l’acte de création qui ne se manifeste que pour la faire valoir dans le visible. 

En 1961, Yves Klein engendra en une journée harassante ses peintures de feu au centre d’essais de Gaz de France de la Plaine-Saint-Denis à l’aide d’un lance-flamme industriel de 40kg, dont on lui avait instruit des rudiments pour maîtriser la flamme de plusieurs mètres et les réglages de puissance calorifique. En guise de toile, le support était un carton suédois aux fortes qualités de résistance à la combustion. Chaque tableau était saisi en quelques minutes intenses où quelques secondes de trop l’auraient réduit en cendres, malgré le pompier à ses côtés l’arrosant continument au jet tandis que Klein l’embrasait avec une présence, une concentration et un engagement entiers, de tout son être arc-bouté à l’art voué.

Alternant le feu dévorant et la flamme léchante de son pinceau crématoire, Yves Klein fait vivre la surface humectée qui se dore, se brunit, se noircit, en se craquelant et se striant. Des mandorles (forme géométrique en forme d’amande) d’or apparaissent, des coulures et projections semblent saisies par le feu dans leur flux, des floraisons en brasier se figent et des nébuleuses embrasées sont pétrifiées en éclats sombres et flavescents (d’un jaune blond luisant). Cette journée fut vécue comme un rite initiatique par tous les participants. Il mourra d’une crise cardiaque en juin 1962.

La fameuse peinture FC1, la dernière qu’il fit ce jour-là, et pour toujours, associe à cette expérience de peinture de feu sa chère « anthropométrie » qui dénomme une pratique de son invention où des femmes nues enduites de peinture prennent des poses sur une toile selon ses directives, y laissant leurs traces (ce qui avait été son détournement du nu classique de la peinture, avec toutes les implications théoriques qu’on en peut déduire au sujet de l’artiste et de son sujet). Il fit poser ses modèles et amies nues contre ses peintures de feu pour détourer leur silhouette avec de l’eau, repassant ensuite ces parties au lance-flamme pour révéler en négatif la trace spectrale de leur présence. Puis réitéra ces poses cette fois-ci avec de la peinture sur leur peau et autour de leurs corps à nouveau. Cette œuvre est son legs. Tout y était sans précédent, de la seule invention de l’artiste et demeurera à jamais nouveau (flambant neuf pourrait-on dire) : la saisie d’une création où le feu joue un rôle semblable à celui de la lumière en photographie lorsqu’elle impressionne l’image sur la pellicule.

Il l’écrit ainsi : « Mes tableaux ne sont que les cendres de mon art » (in L’architecture de l’air, Conférence de la Sorbonne, 1959). Incandescentes d’or et de bleu, elles rougeoient toujours.

 

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