L’histoire de la couleur bleue

11.06.2018
Yves Klein - L'accord bleu (RE 010) , 1960 (Pigment pur et résine synthétique, éponges naturelles et cailloux sur panneau), Stedelijk Museum, Amsterdam

Yves Klein - L'accord bleu (RE 010) , 1960 (Pigment pur et résine synthétique, éponges naturelles et cailloux sur panneau), Stedelijk Museum, Amsterdam

A l’origine, le bleu avait le blues, il broyait du noir, personne ne le calculait. Aujourd’hui, le bleu est dans le rouge, tout le monde se l’arrache. La couleur n’est rien sans le regard. Le regard n’est rien sans la société qui le modèle, et même le régente. Voici l’histoire du bleu en Occident.

Plus qu’un épitomé (résumé d’un livre, précis d’histoire), cet article sera tout juste une notice sommaire de l’ouvrage érudit et dense de l’historien Michel Pastoureau : Bleu, Histoire d’une couleur. Monsieur Pastoureau est un spécialiste des couleurs, sujet fort complexe en histoire, du seul fait que la nomination même des couleurs a changé sans qu’on ne sache assurément ce qu’elle désignait, ou que les catégorisations étaient tout autres : ainsi des fleurs que nous savons bleues comme l’iris, la pervenche ou le bleuet pouvaient être qualifiées dans la Grèce antique de « rouges (erythros), verts (prasos) ou noirs (melas) », au point que la question de savoir si les Grecs voyaient le bleu se posa sérieusement chez certains ! Pour sûr ils le distinguaient, mais il y a loin de la vision (essentiellement biologique) à la perception (éminemment culturelle).
Aussi ce livre du temps long, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, convoque-t-il maints champs de savoir : histoire religieuse, politique, littéraire, artistique, économique et technique. La couleur est un fait sociologique. Les arts, les lettres ne viennent souvent que confirmer la valorisation d’une couleur qui s’est d’abord affirmée dans la sphère politique, religieuse et sociale. La couleur est toujours intégrée à un système de valeurs (lequel évolue dans le temps long et varie en une même période, selon les lieux et les enjeux).

Un système chromatique de trois couleurs, blanc, rouge et noir, a prévalu des Antiquités grecques et romaines jusqu’au XIIe siècle chrétien, en Europe. L’hébreu, l’araméen le grec qualifiaient « en termes de matière, de lumière, de densité ou de qualité ».  Aussi la place du bleu dans la Bible est difficilement appréciable. Plus tard, les lexiques latins du bleu seront inconstants. Des teintures d’indigo ont été utilisées, mais la couleur n’était probablement pas valorisée. Par ailleurs, les ennemis Celtes et Germains se badigeonnant de bleu ne plaidaient pas sa cause.

C’est au cours du XIe siècle que le bleu prend du galon. Il sera la couleur dite mariale en devenant l’attribut du deuil de Marie. Ce bleu, associé au ciel, chose nouvelle, se propage alors dans les vitraux gothiques. Et de là, d’un bond, il saute sur les armoiries du Roi de France sous la teinte de l’azur (sombre ou clair, peu importe) sur lequel se détachent les fleurs de lys. Il dégouline et déteint peu à peu dans les romans de chevalerie, étant associé à des personnages valorisés, et devient jusqu’à la couleur du roi Arthur. Bientôt le bleu devient une couleur d’apparat, dans les vêtements royaux. Il devient alors peu à peu à la mode. On le demande. Sa fortune est faite. L’évolution de la législation des teinturiers, de leurs statuts, de leurs conflits et des évolutions techniques (guède indigo, pastel…) que brosse Pastoureau est ici éminemment intéressante.

Du XVe au XVIIe siècle, le bleu prend ses aises dans la morale. Il devient la couleur honnête tandis que des lois somptuaires prescrivent des codes chromatiques selon l’emploi, le rang. Le bleu tient sa revanche en se faisant respectable. Mais l’ambition de celui qui n’était même pas une couleur était sans limite. Le ciel, les rois, les hommes vertueux, les laborieux enrichis par leur labeur, tout cela n’était encore rien. Il lui fallait l’amour. Il lui fallait le monde.

Les techniques amplifient cette évolution au fil des siècles, secondant la valorisation progressive de la couleur bleue par des façons de le densifier et de le fixer. Mais l’apparition par hasard du bleu de Prusse, au tout début du XVIIIe, par un processus chimique dû à la canaillerie d’un chimiste peu scrupuleux (qui fit fortune grâce à une découverte qu’il n’avait pas faîte mais induite par sa malhonnêteté) fut particulièrement propice à l’expansion du bleu, et d’abord en peinture, jusqu’aux Impressionnistes du siècle suivant.
Au tournant des deux siècles, Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) instille dans le bleu une nouvelle dimension par son Traité des Couleurs, peut-être la première approche anthropologique de la couleur (quand bien même ses énoncés scientifiques étaient faux) : celle de l’ombre, de la nostalgie, de la mélancolie, de la froideur. Et voilà que le bleu fait main basse sur le Romantisme. Peut-être son versant le plus doux et pur reste celui de la fleur bleue rêvé par Henri d’Ofterdingen, dans le roman éponyme de Novalis. Son versant le plus sombre, le plus noir naîtra un siècle plus tard, par la contraction du syntagme « blue devils » (les démons bleus) : le blues.

Or le bleu est duplice. Au même moment, et depuis sans discontinuer, il pose un pied sur le drapeau américain (procédant de celui anglais qui datait de 1603 cependant) puis sur celui français. Il envahit les uniformes militaires. Puis les policiers, les pompiers, les postiers. Et tant qu’à faire se politise et se mondialise en devenant couleur de paix et d’entente : la dénomination des casques bleus résume le fait. En somme, pendant que le bleu broie du noir, il agite le drapeau blanc. Et n’omettons pas le blue-jean, par lequel il s’est répandu dans l’habillement nonobstant toutes les cultures particulières.

Le bleu a recouvert le monde, autrement nommée la planète bleue. Et ce semble être là le ressort de cette couleur qui était vue sans être distinguée dans l’Antiquité (couleur silencieuse), devenue omniprésente aujourd’hui : cette neutralité tonale qui la prête à tout emploi. Les sondages l’élisent comme la couleur préférée, très majoritairement. Mais là encore, cette neutralité n’est probablement pas essentielle à la couleur, et reste une production anthropologique sur le temps long, appelée à évoluer. Le bleu a peut-être mangé son pain blanc…

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