Or de l’ombre

23.11.2015
Jun'ichirō Tanizaki (谷崎 潤一郎) (1886-1965)

Jun'ichirō Tanizaki (谷崎 潤一郎) (1886-1965)

Tourner l’interrupteur allume l’ampoule qui éclaire la pièce. Sait-on que cette brusque transition de l’obscurité à la lumière crue peut aussi balayer la culture ancestrale d’un pays, changer le grain de la matière, modifier le goût des aliments et chasser le mystère de sa demeure ?

L’éloge de l’ombre est un court essai de l’écrivain japonais Junichirô Tanizaki, paru en 1933. Il y déplore les effets d’une modernité technologique occidentale importée au Japon, mais surtout l’éclairage électrique. Il y médite alors l’obscurité précautionneusement entretenue dans les intérieurs d’antan. En considérant l’artifice des gradations de luminosité jusqu’à la pénombre dans les lieux de vie quotidiens, l’écrivain relate une minutie de perception et une courtoisie envers l’existant. Les grâces de l’ombre conservent le familier dans le secret. Ces traits sont peints comme une complexion unique de la culture traditionnelle du Japon, alors menacée par la lumière vive des ampoules. Il semblerait qu’aucun autre écrivain n’avait jamais traité ce thème avec autant d’évidence.

Les maisons étaient ainsi conçues qu’une longue toiture ménageait un large auvent, puis une véranda courant le long des murs. Cette configuration diffusait la lumière naturelle de façon indirecte et latérale par les fenêtres en retrait. A l’intérieur, les shôjis, parois coulissantes translucides en papier de riz faisant office de cloison, tamisent encore la luminosité. La pénombre s’accroît dans les pièces reculées aux hauts plafonds. Elle règne dans le toko no ma, cet abri d’ombre en renfoncement au fond duquel se distingue à peine une peinture.

Cette ombre est une matière. Elle tisse la lumière. Elle lie les éléments. Ses oscillations sont un ornement des volumes de silence aux murs nus. Quelques rares objets d’argent ou d’or sciemment dépolis étincellent sourdement à la lueur agitée d’une flamme. Les laques ou dorures qui les revêtent ont été appliquées à foison à dessein pour que vacillent à leur surface des reflets incertains, afin que leurs éclats laissent deviner leur présence tapie dans l’opacité. Ils ont été conçus pour habiter l’ombre.

Cette ombre rejoint les corps en convoyant les sensations et en informant les mœurs. La fadeur apprêtée d’une soupe miso n’est jamais tant goûtée que bue d’un bol de laque foncée dans une pièce à l’éclairage raréfié, parce qu’alors sa transparence tiède fait corps avec tout ce qui l’entoure. Sa saveur se teinte du ton de la salle. Les vêtements des femmes laissaient saillir leurs mains de la nuit de leurs grandes manches. Et jusqu’à leurs bouches d’ombre dont les dents étaient noircies, comble d’élégance sinon d’érotisme, non pas des geishas seulement, mais de dames bourgeoises. Les lieux d’aisance enfin, alors à l’écart du logis et ouverts sur la nature, demeuraient confinés dans l’obscurité.

L’ombre dispensait ainsi une économie du mystère. Elle équilibrait tous les sens ensemble tandis que cette lumière violente venue d’Occident sur le Levant privilégie la vue en séparant les choses par sa netteté hygiéniste. Tanizaki ne se fait nulle illusion sur l’avenir. Il n’entend pas rappeler un passé qu’il regrette. Ses tons badin, résigné et mélancolique lui ouvrent pourtant une conclusion prospective. Si l’ombre en aura bientôt fini d’être traquée hors du monde à force de débauche d’éclairages, qu’elle se réfugie alors dans la littérature de son pays, qu’il invite à l’ellipse et à l’austérité : à l’acuité de l’ombre.