Le sablier de senteurs

29.01.2015
An-hourglass-of-scents---FRONT-PIC-(L'Horloge-Végétale-de-Car-von-Linné)

L’odorat ouvre un accès mystérieux au temps. La fameuse tarte à la crème de Proust vaut mieux qu’un long discours. Une odeur ne remémore pas seulement un instant révolu, mais elle restitue le passé comme un présent qui continuait d’être dans l’oubli. On ne se souvient plus d’un temps écoulé mais on revit un moment : l’odeur convie les couleurs, les visages et leurs voix, nos sensations d’alors. Elle ranime une vie assoupie dans l’ombre des sens. L’olfaction ouvre parfois sur un présent éternel.

Le temps s’écoule dit la métaphore. Mais le temps n’existe pas lui répond l’odorat. L’idée est alors venue de créer un sablier de senteur. Au lieu de sable qui se déverse s’écoule un liquide parfumé. A l’intérieur du goulot ajouré, une mèche s’imbibe du liquide et l’égoutte. C’est un brevet diptyque de diffusion à froid. Voici un sablier qui marie l’ingéniosité à l’ingénuité.

La famille des inventions à la recherche du temps est nombreuse. Tous les éléments auront été convoqués, terre, eau, feu et émanations parfumées. Le sablier traditionnel mesure une courte durée. La clepsydre est une horloge qui fonctionne sur le principe d’un écoulement d’eau continu et invariable. En Chine, durant près de 15 siècles, furent utilisées des horloges à encens : la combustion continue d’un bâtonnet brûle un fil relié à une bille, dont le son de la chute marque un lapse de temps. En Angleterre, on prête à son roi Alfred le Grand l’invention de la bougie graduée pour mesurer le temps au fil de la flamme, qui lui servait à connaître ses heures de prières nocturnes. Vinrent ensuite les horloges à huile. Imprécises à donner l’heure, elles se révélèrent très fiables pour provoquer des incendies. Quoiqu’il s’écoule, le temps sent parfois le brûlé.

Mais c’est l’horloge florale qui l’emporte en poésie. On la doit au naturaliste suédois du XVIIIème siècle Carl von Linné. Elle se fonde sur les cycles circadiens d’ouverture et de fermeture des fleurs : entre autres fleurs par exemple, les Volubilis s’ouvrent à 4h, la Renoncule ou la Cupidone bleue à 5h ; Nymphea et Œillet d’Inde vers 7h. Le Calendula, ou Souci, est métronomique : 9h précises. Puis les gentianes vers 10h. Les pavots de Californie aux pétales soyeux et orange vers 11h. Le Nyctanthe ouvre l’œil vers midi, l’œillet mignardise à 13h ; le nénuphar se ferme à 17h… Le Géranium triste s’ouvre à 19h. Ainsi va l’horloge au gré des vents, des latitudes, des températures et de l’humidité : son temps confond le temps qu’il fait avec le temps qui va. Ici le temps épouse les senteurs. Noces de parfums. Il suit un cycle toujours semblable mais jamais identique. Voilà la fameuse tarte au citron de Nietzsche. Mais mieux ou meilleur encore, Henri Bergson  définit le temps comme « un jaillissement ininterrompu d’imprévisibles nouveautés », tout comme l’éclosion des fleurs.

Dans cette parenté fonctionnelle et tout autant immatérielle, éthérée, le sablier invite à la conscience d’un temps immobile, grâce à l’émanation silencieuse d’une fragrance.