Politique du verre

07.09.2015
Aalto Vase Savoy

Paradoxe du verre : sa fabrication est l’un des artisanats les plus anciens de l’histoire humaine, pourtant, par sa matérialité et sa signification, il est un élément essentiel du mode de vie urbain, international et technologique. Les utilisations contemporaines du verre, dès les années soixante, révèlent les caractéristiques de nos sociétés contemporaines – et les mettent en acte !

Aux mêmes années, ce que le cinéaste Jacques Tati montre dans Playtime, sorti en 1967, le philosophe Jean Baudrillard l’exprime dans son ouvrage Le système des objets (1968) bientôt suivi de La société de consommation où il théorisera les comportements consuméristes de masse qui régissent tout un chacun. Du conditionnement commercial à l’urbanisme, l’emploi du verre a une double fonction : d’une part pratique, d’autre part signifiante: sa commodité a du sens et indique une direction. Façade, paroi, vitrine, bocal, etc. : le verre est social.

 Résumons donc :

« C’est selon la publicité, le « matériau de l’avenir », qui sera « transparent », comme chacun sait : le verre est donc à la fois le matériau et l’idéal à atteindre, la fin et le moyen. » écrit le philosophe. Car ses qualités matérielles expriment un idéal : le verre ne vieillit pas, ne se laisse pas imprégner par les aléas, comme le goût des aliments, il est fidèle et constant.

En mettant en œuvre la communication des espaces, il permet un monde visuel d’hyper-exposition. Mais en laissant tout voir il isole aussi: le verre exprime la proximité et l’impénétrabilité, la circulation et l’imperméabilité.

Parce qu’il est transparence et rupture, sa fonction libidinale au sens général, est forte : il introduit le désir et sa frustration. Ainsi devient-il un matériau actif dans le dispositif architectural, commercial et organisationnel d’une société consumériste.

Une fonction politique l’accompagne : il induit le contrôle collectif du groupe sur l’individu, en laissant visible son activité dans le monde du travail, par exemple.

Ces possibilités offertes par le matériau, et les ambiguïtés qu’il génère par ses usages, sont comme annoncées par sa fabrication. A chaud, la ductilité du verre est totale. Mais à froid, sa rectification est impossible, sauf à le rompre.

Enfin le verre porte une signification d’abstraction, il est la matérialité conceptuelle même : « … indestructible, imputrescible, incolore, inodore, etc., le verre est bien une espèce de degré zéro de la matière : ce que le vide est à l’air, le verre l’est à la matière. »

Il indique alors aussi un monde technologique et scientifique, où la vue accède aux arcanes de l’univers : les lentilles des microscopes ou des lunettes astronomiques. Parce qu’il laisse passer la lumière, il a une dimension de savoir, et porte une promesse d’intelligibilité où rien ne sera plus dissimulé.

Baudrillard analyse ainsi avec une rigueur prophétique « l’ambiance ambigüe » que convie ce « fluide fixe » qu’est le verre dans une société moderne. La transparence du matériau synthétise une morale imaginaire et en acte de la modernité : hygiène, prophylaxie, contrôle, inaltérabilité, incorruptibilité, objectivité, abstraction conceptuelle du savoir et pureté. Voilà ce que le verre, en laissant voir, donne à entendre.