Pelléas…

01.07.2016
Mary Garden interprétant Mélisande, photographiée probablement à New York (Davis & Eickmeyer)

Mary Garden interprétant Mélisande, photographiée probablement à New York (Davis & Eickmeyer)

Pelléas et Mélisande est une pièce de théâtre de Maurice Maeterlinck parue en 1892. Sa postérité musicale est notoire : Gabriel Fauré, Jean Sibelius, Arnold Schoenberg composèrent des œuvres d’accompagnement ou d’illustration. Mais murmurer « Pelléas… », et c’est l’opéra de Claude Debussy que l’on entend refluer de la pénombre…

Car ce Pelléas et Mélisande est un méandre hypnotique de beauté. Seul opéra du compositeur, il reste peut-être l’unique drame symboliste de musique lyrique. Face au naturalisme réaliste, le symbolisme dessine un canevas d’idées, voire d’esprits, tissant les fils sibyllins de la réalité apparente. Dans cet éther, tout communique et rien n’est distinct. Ce sont songes propagés au destin de nuage. Le drame s’y prête : « Maeterlinck a travaillé aux confins de la poésie et du silence, au minimum de la voix, dans la sonorité des eaux dormantes » (Gaston Bachelard, L’eau et les rêves).
Mais quoi ! Encore ce navrant théorème du triangle où A aime B qui aime C ? Dont AB promis à s’unir et AC frères, démontrent la trigonométrie morbide de la jalousie et du meurtre ? CQFD, afin que l’impossibilité d’un amour en préserve l’idéal.

Certes mais dans le royaume d’Allemonde où prend lieu ce récit, tout semble en suspens… L’indécision des contours n’a pour corolaire que l’exquise précision des sensations. Le prosaïsme de l’intrigue se diffuse dans l’inconsistance de l’insaisissable. Les êtres et leurs faits sont indécis et incertains, mais leur vie intérieure est au diapason du tumulte. Et c’est cette suggestion que Claude Debussy (1862-1918) orchestre de façon absolument nouvelle, en recherchant des voies harmoniques, mélodiques et sonores qui fraient hors de l’ombre tutélaire de Richard Wagner : « J’ai passé des journées à la poursuite de ce « rien » dont elle (Mélisande) est faite (…) Maintenant c’est Arkel qui me tourmente. Celui-ci est d’outre-tombe, et il a cette tendresse désintéressée et prophétique de ceux qui vont bientôt disparaître, et il faut dire tout cela avec do, ré, mi, fa, sol, la si, do !!! Quel métier ! » La musique ne vient pas classiquement soutenir des airs de chant, mais elle « commence là où la parole dramatique est impuissante à exprimer. La musique est faite pour l’inexprimable » continue-t-il, orchestrant la profondeur de la vie intérieure des protagonistes, dont la prosodie du chant flotte comme une conversation somnambulique fondue dans des tessitures sonores inouïes alors – inégalées depuis. Toutes les traditions de l’opéra y sont balayées. Pelléas… est un enchantement continu qui annihile les lisières et ravit aux confins irrévélés.

Pelléas et Mélisande est créé en 1902, au prix d’une décennie de travail. Scandale ! La Générale fut un esclandre. La Première dut être soutenue par des fervents du Maître disséminés dans la salle pour échauder l’enthousiasme et refroidir les indisposés venimeux. Ce bataillon de défenseurs soutint la pièce durant de longs mois jusqu’à ce que le succès fût suffisamment assis pour s’en passer.  Rions un peu à la lecture de cette critique d’alors : « En son art deux fois amorphe, l’abolition du rythme répond à la suppression de la mélodie. L’orchestre de M. Debussy parait grêle et pointu. S’il prétend caresser, il égratigne et blesse. Il fait peu de bruit, je l’accorde, mais un vilain petit bruit. » (Camille Bellaigue, La Revue des Deux Mondes, 15 mai 1902).  Ajoutons que le librettiste, Maeterlinck lui-même, s’était fâché à jamais avec Debussy, après qu’il avait refusé de choisir l’épouse de l’auteur, l’alors célèbre Georgette Leblanc, pour chanter Mélisande, lui préférant la jeune écossaise Mary Garden : « Je ne puis concevoir un timbre plus doucement insinuant ». Cette dissension manqua de peu d’être tranchée par un duel ! Bien des années plus tard, Maeterlinck reconnaîtrait la justesse de l’œuvre.

Opéra sans descendance musicale, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy est une épiphanie mélodieuse dont la musique tressée de chants passe comme une brume d’irréalité sublime.

 

diptyque est partenaire officiel du Festival d’Aix 2016, dont l’opéra d’ouverture est Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, sous la direction de Esa-Pekka Salonen, mis en scène par Katie Mitchell.