La main pensante

27.01.2017
Galileo, Galilei, Phases lunaires, 1610

Galileo, Galilei, Phases lunaires, 1610

Beaucoup d’avancées scientifiques, fondées sur une démonstration logique à l’appui d’observation et d’expérimentation, sont illustrées pour être communiquées. L’imagerie informatique y excelle, mais elle éclipse le génie unique du dessin, où la main assigne une image à une idée.

Dans l’ouvrage collectif Penser l’image, sous la direction d’Emmanuel Alloa (éd.), l’historien de l’art Horst Bredekamp présente et analyse cinq cas éclairant d’immenses savants dont les dessins exécutés de leurs propres mains (avec une exception) ont étés cruciaux tant dans la pédagogie de leur savoir que dans la représentation que le public s’en est faite : Galilée (1564-1642), Leibniz (1646-1716), Darwin (1809-1882), le physicien et philosophe Ernst Mach (1838-1916) et Francis Crick (1916-2004) dont l’épouse a illustré la découverte qu’il avait faite avec J.D. Watson, rien moins que celle de la structure de l’ADN, présente dans toutes les mémoires avec le dessin de la double-hélice.

Le point de Bredekamp est de montrer que ces dessins mis en exemple ne sont pas seulement des illustrations mais une modalité de la pensée de leur auteur. Le dessin transpose un raisonnement complexe en une image stylisée qui représente le raisonnement de façon immédiate parce que visuelle. Cette visualisation intelligible, donc pédagogique, est propre à la nature du dessin dont le motif et les lignes font office d’intercesseur entre l’abstraction savante et la compréhension de tous : la symbolisation du dessin figure et élucide. Ses traits démêlent un réseau de raisonnements. Et cela est permis par la seule main qui trace.

Dessinateur émérite, Galilée appuie ses observations de phases lunaires par des dessins – et aquarelles – de la planète et ses reliefs accidentés qui ont un impact explicite sur une représentation alors acquise du Cosmos de l’Antiquité aux astres lisses, sphériques et sans saillies. Dessinateur médiocre, Leibniz crayonne un nœud de jarretière (qui lie les bas aux culottes, à l’époque des enfants, femmes et hommes), pour rendre compte des étapes de la connaissance du confus au distinct : l’usage d’un tel nœud avec les mains, le fait de le regarder, permet d’en comprendre le mécanisme et le jeu logique, d’en « déplier » pour l’esprit ses ressorts abstraits. Darwin, piètre dessinateur aussi, a marqué à jamais les esprits par la représentation de ses découvertes concernant la chaine de l’évolution des espèces, d’abord par le dessin d’un corail, dont les branches se prêtaient à métaphoriser un processus évolutif contingent, contrairement à l’arbre dont les ramifications semblent signifier une évolution dirigée vers une finalité – c’est pourtant ce diagramme d’arborescence de la sélection naturelle que l’histoire a retenu… Ernst Mach, de moindre renommée, avait dessiné son champ de vision depuis l’intérieur de son œil, de manière à distinguer la vue de la proprioception, et son croquis maladroit explique avec une grande adresse intellectuelle les deux dynamiques d’un regard sur l’extérieur couplé avec une perception qui à l’inverse implique une visée introspective. Enfin vient l’exemple de cette fameuse double-hélice spiralée de l’ADN. Celle-ci, selon Bredekamp, puise son origine inconsciente dans la Renaissance, où Benvenuto Cellini et Albrecht Dürer, avaient distingué la ligne serpentine, celle du S, comme propre à révéler l’essence du dessin, qui d’une part copie la nature et de l’autre exprime une action cérébrale. Celle-ci extrait de la réalité une ligne dynamique qui la transpose dans un champ de pensée où cette réalité est reconnue sans avoir été recopiée : cette ligne courbée s’y prête par sa souplesse « parce qu’on peut la tirer ça et là/comme on veut. » écrit Dürer. Bredekamp cumule les exemples d’artistes – dont les peintres William S. Hogarth et Paul Klee, et de scientifiques qui ont rendu hommage au génie de la ligne serpentine, dont la double-hélice d’Odile Crick a produit une icône des sciences naturelles.

Horst Bredekamp invite à un vrai travail des historiens de l’art sur les dessins de scientifiques, que nulle imagerie digitale ou autre logiciel de dessin assisté ne sauraient remplacer, mais seulement compléter : car le dessin est une dynamique de la pensée elle-même qui passe à travers le geste de la main. Il participe d’une incarnation de la pensée, et d’une entremise proprement humaine entre l’abstraction et le monde extérieur.

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