Vue de Delft

15.06.2018
Johannes Vermeer (1632-1675) - Gezicht op Delft (Vue de Delft, 1659-1660), Musée Mauritshuis, La Haye

Johannes Vermeer (1632-1675) - Gezicht op Delft (Vue de Delft, 1659-1660), Musée Mauritshuis, La Haye

Du bon usage du mensonge à l’égard du regard, par Pascal Bonafoux

Il avait suffit de lire et de relire la page d’A la recherche du temps perdu, cette page de La Prisonnière où Proust rapporte les circonstances de la mort de Bergotte. Je verrai enfin, je ne pourrai que voir enfin, comme lui, ce petit pan de mur jaune. Les relire encore, debout devant La Vue de Delft de Vermeer, s’imposait.  : « … une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même… », Bergotte ne fait que passer devant plusieurs tableaux. « Enfin il fut devant le Ver Meer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. “C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleurs, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.” Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second.  “Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.” Il se répétait : “Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.” » Et Bergotte s’écroule. Il est mort.

Étrangement, et sans doute parce que, comme je ne l’avais jamais fait encore, je relisais cette page de Proust devant le tableau de Vermeer, je remarquais que si Bergotte voyait « pour la première fois des petits personnages en bleu », c’était parce que le critique l’avait convaincu qu’ils étaient « en bleu ». Or, parmi les sept personnages représentés au bord du Schie Canal, seule une femme porte un tablier bleu. La robe d’une mère qui, sur la gauche, tient son enfant dans les bras est noire. Les deux hommes et la femme qui discutent auprès d’elle sont vêtus de noir et de brun. Enfin, la robe de la femme qui fait face à celle au tablier bleu, est d’un gris sombre. Comment ne pas en déduire que Bergotte a vu, ou cru voir, ce que le critique l’a sommé de voir, qu’il a vu, cru voir de « petits personnages en bleu » parce qu’il n’a pas douté de l’acuité du regard du critique. Il n’y de bleu que celui qui ourle la coque du bateau sur la droite, que celui de l’ardoise des toitures de la Porte de Rotterdam.

A l’aplomb de ces toitures, sur la droite du clocher de la Nieuwekerk, un autre toit, ponctué par un chien assis, souligné par un triangle d’ombre. Il est jaune. Jaune pale. Toiture qui se distingue de celles, sur la gauche, toutes de tuiles rouges. Mais une description scrupuleuse ne saurait confondre un mur et un toit. C’est, à l’extrême droite de la toile, au-dessus de l’oblique des poutres d’un pont basculant à double-levis, pont dont l’ouverture permet aux barges de passer d’un canal à l’autre, qu’apparaît le rectangle d’un mur. Ocre pale. Ocre. Pas jaune. Qui plus est, si ce mur est (presque) jaune, il est sans auvent. Or celui qu’a regardé Bergotte est un « pan de mur jaune avec un auvent ».  Il y a donc peu de chance que ce mur (presque) jaune soit celui vu par Bergotte. Le critique qu’il a lu, et l’a convaincu de ne pas tenir compte du conseil qu’on avait pu lui donner à cause d’une crise d’urémie, de se reposer et non d’aller visiter une exposition, assurait qu’il « était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même ». En quoi ce rectangle sans auvent est-il comparable à « une précieuse œuvre d’art chinoise » ? Peut-on lui reconnaître « une beauté qui se suffirait à elle-même » ? Le doute gagne. Le doute l’emporte.

Conclusion : Bergotte qui s’écroule et meurt devant La Vue de Delft de Vermeer a été assassiné par le mensonge d’un critique. Reste que, si celui-ci est coupable, indubitablement coupable, il faut lui accorder les circonstances atténuantes. Parce que, sans le mensonge qu’est la description fallacieuse de « petits personnages en bleu », sans la mise en évidence d’un « petit pan de mur jaune », le regard de Bergotte n’aurait pas scruté la toile avec le même scrupule. Parce que sans ces menteries rapportées par Marcel Proust, je n’aurais par re-gar-der comme on se doit de le faire.

Seconde conclusion. Hypocrite et peut-être cynique, elle ne peut être qu’une question. Faut-il que la description d’une peinture se permette de mentir pour que le regard soit ce qu’il doit être, scrupuleux ?

 

Pascal Bonafoux est un écrivain et historien de l’art français, spécialiste de l’autoportrait. Auteur de nombreux essais consacrés à l’art, Commissaire d’exposition en France et à l’étranger, il est aussi professeur émérite d’histoire de l’art à l’université Paris VIII.

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