Le voyage immobile

23.05.2016
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Immobile à grands pas, par Jean-Clet Martin

Le voyage le plus terrible peut se réaliser selon la plus grande immobilité. Valéry, dans le Cimetière marin, rappelle l’expérience d’Achille… Celui-ci jamais ne rattrapera la tortue : « immobile à grands pas » dit-il. Un véritable paradoxe, fort ancien, attribué à Zénon. La littérature fait grand cas de ces moments bizarres. Notamment Borges qui évoque la dernière minute d’un condamné. Une balle va le terrasser. Le peloton d’exécution vient de décharger la première salve. Mais, entre le moment où la balle est éjectée et celui où elle va traverser le corps, il y a un instant que le condamné peut diviser à l’infini. Il restera, en théorie, toujours un espace divisible entre la cible et le projectile. Et le long de ce temps élastique, le condamné poursuit sa vie en rêve…

Lovecraft dans une nouvelle très étrange  – La maison de la sorcière –  découvre des événements où l’essentiel se produit la nuit quand le corps est au repos. Au moment du sommeil, le rêve nous fait traverser réellement toutes les frontières, celles du temps mais également de l’espace. Le narrateur fait un voyage redoutable, le pire voyage de son existence, un voyage intérieur dont il ramène cependant des signes réels qu’il peut vérifier, les retrouvant par la fouille de sites lointains, oubliés depuis longtemps, renouant ainsi avec les traces de son rêve dans un temps archéologique.

Tous ces récits sont des « voyages extraordinaires », ceux que Poe avait déclinés d’après des versions de plus en plus folles. Mais c’est sans doute Melville dans Mardi qui va le plus loin dans l’expérience du voyage immobile et qui inaugure le genre. Il s’agit d’un récit déroutant, celui du marin immobile sur son bateau. Melville est connu par son texte célèbre nommé Moby Dick. Et on peut imaginer que la baleine poursuivie est une baleine mythique plus que réelle, issue du rêve des marins qui ne peuvent bouger sur leur étroit navire, ourdissant des projets secrets, insensés pour la plupart. D’autant que le navire peut s’immobiliser des jours durant sous l’expérience du calme plat.

Dans Mardi, Melville consacre un chapitre du récit à ce moment de calme, quand rien ne bouge, quand aucune brise ne gonfle la voile et que la surface de l’océan devient verte, lisse comme un miroir. Moment sublime sans qu’aucune action ne s’impose. Rien ne se produit et le bateau endure le silence pendant une semaine. Dans ce moment sublime, quand personne n’a plus rien à faire, quand tout le monde entre dans une espèce de sommeil forcé, le navire commence à pénétrer une contrée nouvelle, la vie du bois, le craquement de sa carcasse, les poutres et les cordages qui gémissent, à peine audibles, autrement audibles, comme le creusement du ver qui ronge la résine ou de l’éponge qui se remplit d’eau. Débute soudainement un voyage immobile et sans bruit véritable, chaque sonorité relevant de l’inframince, chaque détail prenant une allure venue d’un autre monde…

Le récit de Melville est d’une grande précision. Sous cette épreuve du calme plat, le corps s’éprouve selon de nouvelles sensations, de nouvelles dimensions. Chaque souffle de l’organisme résonne comme une galerie acoustique et le silence amplifie des perspectives insoupçonnées, un temps lent, long, vide, comme des minutes et des éternités…  C’est sans doute ce que le cinéma va également expérimenter : ralentir le temps, parcourir l’espace suivant des lenteurs ou des vitesses qui provoquent un voyage sur place, un saut sur place, comme une toupie qui tourne à des niveaux d’inception battant sur d’autres rythmes. Alors, dans ce tournoiement sur place, les paysages deviennent éblouissants.

 

Jean-Clet Martin, agrégé de philosophie et docteur de cette discipline, a été directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris de 1998 à 2004, et est l’auteur de nombreux ouvrages.