Un coup de dés…

17.09.2018
Odilon Redon (1840-1916) - Un coup de dés ... (illustration du poème de Mallarmé réalisée entre 1897 et 1898) ; album Ambroise Vollard (projet d'édition qui ne vit pas le jour).

Odilon Redon (1840-1916) - Un coup de dés ... (illustration du poème de Mallarmé réalisée entre 1897 et 1898) ; album Ambroise Vollard (projet d'édition qui ne vit pas le jour).

Un coup de dés de Stéphane Mallarmé, par Éric Marty

En 1897, un an avant de mourir, Mallarmé donnant à apprécier au tout jeune Paul Valéry les épreuves de son œuvre ultime, Un Coup de dés jamais n’abolira le Hasard, lui dit ceci : « Ne trouvez-vous pas que c’est un acte de démence ? ».

Avec Le Coup de dés, Stéphane Mallarmé révolutionne la poésie comme Picasso le fera pour la peinture dix ans plus tard avec Les Demoiselles d’Avignon : la linéarité de la perception explose, le poème se décentrant en constellations de mots, disposées dans un désordre apparent aux quatre coins, aux bordures, aux pliures des onze grandes doubles pages sur lesquelles s’étale ce poème en archipel, avec tout un jeu typographique de majuscules, d’italiques, de lettres capitales qui interdit une lecture cursive et purement mentale de l’œuvre. Sorte d’explosante-fixe pour reprendre l’expression d’André Breton définissant la beauté moderne. Il n’y a plus de strophes bien rangées, plus d’alexandrins et de rimes prévisibles, ou plutôt tout cela est présent mais dissimulé dans une déflagration ou un naufrage verbal. Naufrage qui d’ailleurs constitue le thème du poème, celui dans lequel la poésie et le poète sombrent : aucun vers, aucun coup de dés, ne parviendra jamais à attester que la beauté est autre chose que fortuite, autre chose que le fruit du hasard…  tel est le drame que Mallarmé nous raconte.

Ce naufrage est évidemment un naufrage sublime bien proche de celui du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, où l’œuvre, par son génie, son inventivité, son audace, réfute le pessimisme apparent du message qu’elle délivre. Si « Toute Pensée émet un Coup de Dés », alors cela signifie que chaque coup de dés est une tentative folle et géniale de surmonter cette contingence hasardeuse. Et celle-ci, loin de nous décevoir, nous incite à lancer à nouveau et à l’infini, et sans pouvoir jamais renoncer, les deux dés, dont, dit le poète, « l’unique Nombre […] ne peut pas être un autre. »  C’est par quoi l’œuvre d’art est sans aucun doute, pour Mallarmé, l’espace où le désir est à son plus haut, et, où pour reprendre la formule de René Char à propos de la poésie, celle-ci est « désir demeuré désir ».

Prise dans un miroir, l’œuvre se délivre elle-même de son caractère hasardeux : miroir de son titre « Un Coup de dés jamais n’abolira le Hasard », puisque le mot hasard – al-zhar en arabe – signifie précisément un coup de dés. Miroir du commencement et de la fin puisque les premiers mots du poème et les derniers sont les mêmes : « Un Coup de Dés ». Miroir en son milieu, où la pliure centrale de cette double page est traversée d’une diagonale typographique s’ouvrant et se fermant sur un même « COMME SI ». Miroirs où la dislocation du vers, de la strophe, de la rime, et du sens, trouvent à se rassembler en vue d’une nouvelle écoute du monde, d’une nouvelle lisibilité du poème, hissées à l’échelle du Cosmos.

Poème typographique et poème cosmologique, tout à la fois, Le Coup de dés est bien « un acte de démence » dont la fécondité s’atteste dans le caractère inlassable de ce pari sur le sens à venir comme dans toute grande œuvre d’art.

 

Éric Marty, écrivain et professeur de littérature française contemporaine à l’Université Paris VII – Diderot, est l’éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes.