À travers le miroir…

26.09.2016
Brassaï, « Chez Suzy », vers 1932, MNAM

Brassaï, « Chez Suzy », vers 1932, MNAM

À travers le miroir… par Soko Phay

      Inventé il y a plus de 2000 ans avant notre ère, le miroir fut jadis un objet rare et précieux. Devenu à présent un objet banal, il envahit le quotidien sans qu’on y prête attention. Son omniprésence fait écho à la saturation d’images et rend difficile la perception du monde visible. Son essor a jalonné le parcours de la civilisation humaine. Il joue un rôle essentiel pour l’homme qui n’a cessé de vouloir y distinguer ses propres traits. Si le miroir hante notre imaginaire, que ce soit à travers le mythe tragique de Narcisse, les figures de Blanche-Neige ou d’Alice de Lewis Carroll, c’est parce qu’il révèle autant nos désirs que nos manques et nos ambivalences. Il reflète la profonde dualité qui est en chacun de nous. Cet engouement vient également de sa qualité d’intermédiaire. Il actualise ainsi le seuil du visible et de l’invisible, de la présence et de l’absence comme ultime métaphore de la vie et de la mort.

     Au-delà des traditions, des mythes et des superstitions qui lui sont attribués – comme puissance de vérité ou comme pouvoir d’illusion –, le miroir occupe une place particulière dans la réflexion sur l’image. Bien qu’il soit ambigu, puisqu’il réfléchit une image semblable et inversée, il cristallise les enjeux esthétiques de la mimèsis, de ses plaisirs et des séductions exercées sur le spectateur. Considéré souvent comme un « détail » dans l’histoire de l’art, il est pourtant le lieu d’une expérience qui n’est secondaire qu’en apparence, l’écart ou la résistance qu’il manifeste délivrant parfois un message différent par rapport à l’ensemble de l’œuvre où il figure. À y regarder de près, le miroir dans la peinture renvoie l’image redoublée de l’espace intérieur, et, lorsqu’il reflète le hors champ, il ouvre sur de nouvelles représentations… Fondé sur l’insaisissable, il montre une image proche, mais pourtant lointaine. Il donne à voir le spectateur là où il n’est pas et le monde là où il n’existe pas.

     Hier comme aujourd’hui, le miroir continue à fasciner les artistes qui l’utilisent et le questionnent intensément. Les nouvelles surfaces spéculaires, par le jeu de multiplication, de fragmentation ou de simulacre, sont symptomatiques de notre époque. Interroger le miroir dans notre culture visuelle, c’est prendre le regard comme un matériau actif et tenter de comprendre ce qui se joue derrière le reflet, de penser notre rapport au monde et notre coexistence avec l’Autre.

 

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’EHESS. Elle vient de publier Les vertiges du miroir dans l’art contemporain aux Presses du réel.