Thomas Ruff, Le Petit Prince des Etoiles

11.12.2017
Thomas Ruff - 17H, 36M/-34° - (Christie's images LTD 2017)

Thomas Ruff - 17H, 36M/-34° - (Christie's images LTD 2017)

Thomas Ruff,  Le Petit Prince des Etoiles, par Élodie Morel

A qui voudrait dessiner le ciel et trouver parmi ces milliers d’étoiles l’œuvre protéiforme d’un créateur mystérieux, Thomas Ruff impose et révèle la nudité de nos nuits étoilées à travers des tirages gigantesques, situant son œuvre au confluent d’une abstraction imaginaire et d’un réalisme convoité. Cette immense voute étoilée nous absorbe, nous envoute ; elle nous couvre du mystère millénaire et fascinant éprouvé face la contemplation d’un ciel parsemé d’étoiles. Affronter cette nuit pour la comprendre, ne pas craindre le chaos ou la terreur du néant mais se dresser face à l’œuvre de Thomas Ruff. Parcourir du regard la noirceur d’une galaxie partiellement et volontairement morcelée par l’artiste et laisser notre esprit s’éclairer et s’ouvrir à la magie de la nuit.

L’œuvre de Thomas Ruff se situe dans le prolongement de ‘La Photographie objective allemande’ initiée par Bernd et Hilla Becher à la fin des années soixante, et dont il suit les enseignements à la Kunstakademie de Düsseldforf de 1977 à 1985. A ses côtés, d’autres étudiants, futurs grands noms de la photographie comme Andreas Gursky, Thomas Struth ou Candida Höfer, tous appartenant à l’Ecole Photographique de Düsseldorf. Les fondements de ce mouvement s’opposent radicalement à la vision qui domine après la seconde guerre mondiale et qui met en avant une photographie plus humaniste de « l’instant décisif ». La photographie de l’Ecole de Düsseldorf doit au contraire, respecter un protocole précis dont les principaux codes résident dans la neutralité de la lumière, la frontalité du cadrage et l’absence de fonds. C’est ainsi que les Becher parcourent l’Allemagne et entreprennent un inventaire minutieux des équipements industriels qui la façonne. Une typologie présentée avec une parfaite objectivité, une neutralité absolue qui ne recherche aucune émotion ou empathie.

Thomas Ruff n’échappe pas à cette tendance et entame dans les années quatre-vingt une première série de portraits frontaux de ses amis et de son entourage. Un regard à hauteur d’œil et une absence de psychologie qui évoque la distanciation prônée par les Becher. Aux formats standards qui dominent à l’époque, Thomas Ruff impose des tirages gigantesques, plus de 2 mètres, offrant une vision inédite, une véritable confrontation avec le spectateur.

Une œuvre toute entière qui vient questionner l’essence même du rôle de la photographie et de son pouvoir de représentation.  En introduisant une distance et en ayant recours par la suite à la retouche numérique, Thomas Ruff annule toute ressemblance avec le réel et rompt avec la tradition d’une représentation traditionnelle plus émotionnelle.

Confronter des champs d’expérimentation et des champs de représentation constitue l’essentiel du travail de Thomas Ruff. La technique et la science sont au centre de ses préoccupations comme lorsque dans cette série « Sterne » réalisée entre 1989 et 1992, où il utilise des images d’archives acquises auprès de l’Observatoire Sud Européen basé au Chili, réalisées à l’aide d’optiques ultra performantes à la fin des années soixante-dix.  Si dans sa jeunesse, il avait hésité entre le métier de photographe et celui d’astronaute, Thomas Ruff avait rapidement pris conscience que le matériel dont il disposait n’était pas assez sophistiqué et puissant pour obtenir les images d’étoiles qu’il souhaitait. Parmi  ses influences, l’on retrouve les écrits sur la photographie du philosophe allemand Vilém Flusser (Pour une philosophie de la Photographie) qui envisageait la photographie comme l’invention la plus importante après celle de l’écriture, mais aussi les images de végétaux réalisées et utilisées par Karl Blossfeldt dans les années vingt pour expliquer à ses étudiants les archétypes de l’architecture. Un travail d’appropriation artistique qui ne cessera d’être au centre de son processus de création.

Ces images accumulées, Thomas Ruff les classe en plusieurs catégories, voie lactée, milieu interstellaire, forte densité d’étoiles ou étoiles distantes. Il sélectionne certains détails, qu’il tire de manière exagérément agrandie, et pour seul titre les nomme par leurs coordonnées spatiales. D’un processus purement scientifique et objectif, l’artiste parvient à créer une œuvre tout à fait inédite,  emprunte d’une esthétique résolument personnelle. Une large surface de papier sur laquelle l’incandescence qui parsème la densité de la nuit appartient à des étoiles disparues depuis des millénaires et dont seule la trace de la lumière a pu atteindre l’appareil. Ici, Thomas Ruff reprend un thème cher au Romantisme allemand, mais aussi il affirme le retrait de l’artiste à la façon d’un Ready-Made de Marcel Duchamp qui élevait au statut d’art l’objet usuel déjà existant. Il confronte le spectateur à une réalité sans équivoque pour dresser le portrait de la lumière et du temps. A la frontière du rêve et de la science, Thomas Ruff vient morceler la nuit, ordonner les constellations et immobiliser les étoiles. Trace de lumière sur le papier, vision d’espace oublié, portrait de l’insaisissable, une œuvre comme une mise en abyme, où l’art de créer devient un pouvoir de narration sans mot.

 

Élodie Morel est Directrice des ventes chez Christie’s Paris.