Symphonie pour un homme seul

07.01.2016
En 1966, Maurice Béjart a chorégraphié la Symphonie pour un homme seul au Palais des Papes au Festival d'Avignon.

En 1966, Maurice Béjart a chorégraphié la Symphonie pour un homme seul au Palais des Papes au Festival d'Avignon.

La « Symphonie pour un homme seul », ou l’écoute réinventée, par Karine Le Bail

Le 18 mars 1950, dans la belle salle de l’École Normale de Musique, rue Cardinet à Paris, Pierre Schaeffer retient son souffle : le « premier concert avoué de musique concrète » va bientôt commencer, avec au programme la création de la Symphonie pour un homme seul, que l’ingénieur-musicien a composée à quatre mains avec Pierre Henry, tout jeune homme encore, à peine sorti du Conservatoire de Musique de Paris. Depuis plusieurs années déjà, Schaeffer mène des expérimentations sonores dans un petit studio de la Radiodiffusion française niché au cœur de Saint-Germain-des-Prés. En 1948, la découverte de sons immobilisés sur le sillon fermé d’un disque souple a marqué un tournant radical : des sons « purs », tel qu’en eux-mêmes, dont la répétition fait oublier qu’il s’agit d’un train, ou dont l’attaque coupée rend méconnaissable un son de cloche, au point qu’il fait soudain penser à un hautbois… Ce nouvel objet sonore, « ni son musical, ni bruit », Schaeffer l’a nommé « Musique concrète », soit une nouvelle façon de penser la musique en manipulant concrètement en studio des disques souples sur lesquels sont enregistrés des fragments sonores.

Dans la salle, au premier rang des fauteuils d’orchestre, « l’inventeur » de la musique concrète s’est glissé derrière une sorte de pupitre équipé de potentiomètres et d’un mélangeur. Schaeffer réalise enfin son rêve d’une écoute invisible, avec sur la scène, occupant « assez témérairement le cercle magique où l’on est accoutumé de voir vibrer les cordes, siffler les archets, battre les anches sous la baguette inspirée du chef d’orchestre », de simples tourne-disques disposés entre deux haut-parleurs. Comme autrefois les avant-gardes historiques – dont les futuristes avec leurs « concerts de bruits directs » –, il entrevoit un chahut magnifique, « une véritable bataille, une de ces polémiques qui consolident les découvertes ». Rien de tout cela ne se produira.

La Symphonie pour un homme seul, avec « ces terribles pas dans l’escalier, ces coups frappés à la porte, qui venaient tout droit des terreurs de la Gestapo », entre en phase avec les souvenirs de la guerre et le sentiment de l’isolement des hommes parmi les choses. Avec son « “piano préparé” d’après Cage, magnifiquement revu par Pierre Henry », ses « souffles rauques », ses « onomatopées figurant la bataille exténuée des couples et des armées », elle figure bien, comme l’écrira Schaeffer, l’homme qui fait « feu de tout bois pour rire de ses propres malheurs ». La Symphonie pour un homme seul fera plusieurs fois le tour du monde grâce au ballet de Maurice Béjart. La musique concrète de Schaeffer et Henry a suggéré au chorégraphe des gestes nouveaux, traduisant dans un langage superbement dru, expressionniste, l’angoisse de l’homme face à la foule. D’autres ballets fameux suivront, nés de la collaboration entre Béjart et Pierre Henry, qu’il s’agisse de La Reine verte, de Haut Voltage et puis bien sûr de la Messe pour le temps présent avec son célèbre Psyché Rock, œuvre sans cesse réinvestie par des créateurs venus de toutes les scènes, comme le chorégraphe Hervé Robbe en janvier 2016, à la Philharmonie de Paris.

( Les citations de Pierre Schaeffer proviennent de À la recherche d’une musique concrète et des Antennes de Jericho)

 

Karine Le Bail est historienne (CNRS / EHESS) et productrice de l’émission « À pleine voix » sur France Musique.