La survivance d’Aby Warburg

09.06.2017
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La survivance d’Aby Warburg, par Soko Phay

Qui aurait pensé que la « survivance » d’Aby Warburg, l’un des concepts les plus féconds de l’histoire anthropologique des images – en ce qu’il interroge la mémoire à l’œuvre, la trace d’une culture dans une autre –, est née de sa confrontation avec l’ailleurs ? C’est lors de son voyage au Nouveau-Mexique en 1895-1896, auprès des Indiens Hopis, qu’il fait l’épreuve de l’étranger. Son expérience de l’hétérotopie et de ses « contre-espaces »[1] lui fait comprendre rétroactivement les principes de l’histoire de l’art occidental : « Sans l’étude de leur culture primitive, dit-il, je n’aurais jamais été en mesure de donner un fondement élargi à la psychologie de la Renaissance[2] ».

Même s’il n’y a pas lui-même assisté, Warburg s’est intéressé au rituel du serpent au cours duquel les Hopis dansent en tenant le reptile venimeux dans leur bouche. Vif et zigzaguant comme l’éclair, il est l’intercesseur de la pluie auprès des dieux. De par sa mue, il est le symbole de la métamorphose, à la faveur d’une « mort-renaissance » où rien ne s’éteint quand tout disparaît. A partir de cette pratique d’un lieu radicalement autre où la vie perdure par-delà la perte, Warburg invente une nouvelle méthode pour penser les images et leur nature paradoxale, à travers la notion de survivance. Même si le terme allemand Nachleben contient le verbe de la vie (leben), il souligne l’après (nach), comme pour mieux révéler la revenance des images. A cet égard la Renaissance ne ressuscite pas l’Antiquité, parce que celle-ci n’est pas effacée. La survivance est une force active du passé qui perturbe et questionne notre histoire présente.

Comme le rappelle Philippe-Alain Michaud, l’origine du projet de Warburg, Mnémosyne, ce grand atlas d’images destiné à rendre visibles les survivances et les migrations des formes expressives, vient du « geste de montage-collision consistant à rapprocher la Renaissance florentine et la culture indienne, à faire de l’éloignement dans l’espace une métaphore de la remontée dans le passé, du voyage une image de l’anamnèse[3]. » Par le montage, cet art dionysiaque, Warburg fait ressurgir la pensée dialectique, la poésie anachronique comme les sens latents. Parce qu’elles portent des singularités, des lueurs de vérités aussi fragiles et « passantes comme des lucioles[4] », comme dirait Georges Didi-Huberman, les images survivantes ont en elles des ressources de résistance.

 

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’EHESS. Elle vient de publier Les vertiges du miroir dans l’art contemporain aux Presses du réel.

[1] Michel Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies, présentation de Daniel Defert, Paris, Editions Lignes, 2009, p. 24.
[2] Cité par Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 356.
[3] Sacha Zilberfarb, « Le peuple des images. Entretien avec Philippe-Alain Michaud », Vacarme, 1/2002 (n°18), p. 80.
[4] Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009, p. 68.

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