Sons en couleurs

18.04.2016
David Hockney - “Snails Pace with Vari-Lites.” (Smithsonian American Art Museum Gift of Nan Tucker McEvoy © 1995-96, David Hockney 2003.31A-X Smithsonian American Art Museum 3rd Floor, East Wing)

David Hockney - “Snails Pace with Vari-Lites.” (Smithsonian American Art Museum Gift of Nan Tucker McEvoy © 1995-96, David Hockney 2003.31A-X Smithsonian American Art Museum 3rd Floor, East Wing)

La synesthésie agençant sons et couleurs a gratifié d’immenses compositeurs. Quelques exemples qui suivent viennent à l’appui d’une approche synesthésique des arts, indiquant combien leurs perceptions d’accords de tonalités sonores et colorées ont orienté leur inspiration.

Maître de chapelle à Weimar, Franz Liszt (1811-1886) s’adressait en ces termes à l’orchestre au sujet d’une de ses œuvres : « Messieurs, je vous en prie, un peu plus bleu ! Cette tonalité l’exige ! » ou encore : « C’est un violet profond, s’il vous plait, gardez cela à l’esprit, pas si rose ! » Hélas nulle photo ne vient témoigner du scepticisme compassé qui passait comme un nuage sur la mine impassible de rigueur des instrumentistes.

Nicolai Rimsky-Korsakov (1844-1908) voyait les accords en couleur. La tonalité d’Ut majeur lui apparaissait blanche, celle de Si majeur d’un bleu profond et triste, avec des reflets d’acier.

Il différait au sujet de l’appréciation de la couleur du Mi bémol majeur avec son compatriote Alexandre Scriabine (1872-1915), qu’il voyait d’un autre bleu, enjoué celui-là, tandis qu’il apparaissait d’un violet rougeâtre à ce dernier, pour qui, par ailleurs, le Ré majeur était brun doré. Symboliste et spiritualiste Scriabine entreprit la mise en scène de ses perceptions synesthésiques par la projection de couleur en résonance avec les notes ou tonalités jouées. 

La synesthésie de Jean Sibélius (1865-1957) avait ceci de rare qu’elle s’exerçait dans les deux sens, les sons lui produisant des couleurs, mais aussi bien celles-ci générant ceux-là.

Lorsqu’Olivier Messiaen (1908-1992) composa des œuvres telles que « Oiseaux exotiques », « L’ascension » et « Couleurs de la cité céleste » il s’est attaché à rendre par l’écriture de la partition autant que par la texture sonore formée par les instruments jouant ensemble des images aux couleurs particulières se fondant les unes dans les autres.

György Ligeti (1923-2006) voyait les lettres en couleurs, aussi dit-il un jour « je n’ai pas l’oreille absolue. Donc quand je dis que le Do mineur est rouille, d’un brun rouge, ou bien que le Ré mineur est marron, cela ne provient pas de la hauteur tonale mais plutôt des lettres C et D » (C et D correspondant à Do et Ré en notation internationale).

Particulièrement affinée, la synesthésie de Duke Ellington (1899-1974) participait de son génie de composition et d’orchestration. Car ses partitions prenaient en compte les sonorités d’une part mais aussi la touche inimitable de chacun des musiciens impliqués (et combien d’entre eux n’auront pas joué dans son band au cours du siècle !) : « j’entends une note jouée par un membre de l’orchestre, qui correspond à une couleur. J’entends la même par un autre musicien, et ç’en est une autre. Si c’est une note soutenue, alors je vois la même couleur, mais je perçois leurs textures. Si Harry Carney joue, le Ré est bleu foncé en toile de jute. Si Johnny Hodges joue, le Sol est d’un bleu clair en satin. »

Un exemple par incidence enfin : le peintre David Hockney, né en 1937 ne sollicitait pas sa synesthésie dans ses créations picturales mais en revanche, il la mettait au service de son imagination des décors et costumes pour l’opéra, reproduisant les couleurs et la densité d’éclairage que le paysage sonore de la musique faisait surgir à ses yeux, comme pour l’opéra de Richard Strauss (avec Maeterlinck) Die Frau ohne Schatten [La femme sans ombre] créé à Covent Garden en 1992.

La conjugaison sensorielle est probablement une qualité commune à laquelle la plupart n’ont plus accès. Parmi les rares qui conservent ces correspondances de champs sensoriels que la culture présente comme étanches, se trouvent, bien plus rares encore, des génies. Espérons que leurs partitions de couleurs et leurs palettes de notes nous indiquent et peut-être éduquent à écouter et contempler de concert.