Sens volants

11.01.2016
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« Mes mains toquent en vain, moi j’en peux plus ! Lise, ça va bien? » Drôle d’entrée en matière, c’est entendu. Entendu ? Qu’a-t-on ouï au juste ? « Memento qu’en vingt mois, gens, peuples, plus ! lisent, ça va bien… » Lise ne mérite aucun nom d’oiseau, c’était en langue des oiseaux.

La langue des oiseaux court parmi les langues écrites, probablement toutes, depuis aussi loin que l’Antiquité jusqu’aux argots et métalangues des adolescents. Elle a connu ses lettres de noblesse avec les alchimistes de la Renaissance et divers courants ésotériques, rédigeant leurs traités et relisant les textes à la lumière de leurs sonorités pour y lire un dit secret : car cette langue dite des oiseaux ne procède par aucun codage ni cryptage, mais phonétiquement, de manière à faire entendre autre chose que ce qui est écrit. C’est un deuxième degré de lecture.

Pourquoi les oiseaux ? Peut-être parce que de tout temps l’oiseau a symbolisé le lien entre ce monde opaque et la transparence du ciel. Ce lien est précieux et essentiel (entendre : près [des] cieux, et essence [du] ciel) : « les oiseaux sont les messagers des dieux » écrit le tragédien grec Euripide. Dans un récit mythologique, Jupiter compensa la cécité de Tirésias dont l’avait puni sa divine épouse en lui accordant le don de comprendre le langage des oiseaux, ce qui le fit devin. Peut-être encore parce que cette langue donne des ailes aux mots, fait envoler leur sens véritable. Ou par déformation de la langue des oisons, que parlait une confrérie secrète parmi les bâtisseurs de cathédrales…

Mais le principe reste le même. En s’affranchissant de l’orthographe, il joue par assonances syllabiques, homonymie (sons identiques), paronymie (sons voisins), euphonies (sons en sympathie), connotations, évocations d’images… qui toutes ont une résonance sémantique (de sens). Il peut s’étoffer d’érudition (étymologie, système hermétique de correspondances symboliques entre sons, couleurs, idées, personnages) ou de complexités techniques de jeux de mots : acronymes (premières lettres d’une série de mots, ONU ou LOL), acrostiches (premières lettres de chaque vers), anagrammes, inversions, rébus… Le tout devant procurer un sens masqué au lecteur sagace.

S100C ? Certes, mais c’est sans sas. A vous de voir avec vos oreilles. Tant d’écrivains s’y sont essayés, dans toutes les langues, faisant chanter la langue tandis qu’elle parle. Swift et James Joyce en furent des maîtres. Il faut aussi considérer les postérités de la langue des oiseaux. Avec S. Freud, C.G. Jung et J. Lacan, elle prospère en psychanalyse, en révélant le langage codé de l’inconscient des rêves, qui éclate à la surface par lapsus. Elle est poussée à ses extrémités avec l’Oulipo français (Ouvroir de Littérature Potentielle). Elle pullule dans l’argot ado, qui joue de suppressions de voyelles, contractions, verlan, acronymes, et devient internationale en empruntant à toutes les langues qu’elle déforme et recompose en nouveaux idiotismes ingénieux et hilarants. Enfin, elle est devenue un exercice de style obligatoire du journalisme usuel et du marketing, proposant des titres accrocheurs et des formules qui se veulent malines.

La langue des oiseaux vient en lien : elle rappelle le soin des mots et des signes qu’avait Desmond Knox-Leet, qui avait fait partie des équipes secrètes de Bletchley Park, et annonce les correspondances synesthésiques sous les ailes desquelles survoleront des articles à venir…