Sens fraternels

28.03.2016
Several circles, 1926 (Wassily Kandinsky 1866-1944)

Several circles, 1926 (Wassily Kandinsky 1866-1944)

Ils sont parmi nous. Ils entendent les couleurs, voient des sons, localisent leurs sensations dans l’air, lisent le résultat de calculs épineux, pénètrent la psychologie d’une abstraction. Parfois ils goûtent une note de musique. Ils sentent plusieurs sens ensemble : ce sont les synesthètes.

Lorsqu’un stimulus vient affecter l’organisme, celui-ci le traite avec la modalité sensorielle correspondante : le son par l’ouïe, la lumière par la vision, l’odeur par l’odorat, le contact physique par la sensation cutanée, la sapidité de tout élément en bouche par le goût. La synesthésie se manifeste lorsqu’un stimulus fait réagir simultanément plusieurs modalités sensorielles. Toute synesthésie est particulière, et un synesthète conserve les mêmes fusions perceptives durant sa vie. La plus courante reste la vision de lettres ou chiffres en couleur. Leurs tons, luminosités, saturations et intensités varient, et parfois leur texture, lisse ou rugueuse. Un son peut aussi être perçu en couleur et localisé dans l’espace: son trajet de couleur est vu comme un oiseau dans le ciel.
Les perceptions extraordinaires du synesthète sont si naturelles et saines qu’il faut plutôt considérer que les non-synesthètes (environ 95% de l’humanité) sont infirmes de connexions neuronales inter-corticales auxquelles ils n’ont plus un accès conscient – ce que de nombreuses études menées sur des populations non-synesthètes confirment. La compartimentation des sens serait un acquis culturel de désapprentissage naturel : « « La perception synesthésique est la règle, et, si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience et que nous avons désappris de voir, d’entendre et, en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien ce que nous devons voir, entendre et sentir » (Maurice Merleau-Ponty)

Aux cinq sens s’ajoutent d’autres sensations telles que la nociception (l’alarme organique par la douleur), la thermoception (sensation de chaleur), les notions du temps, de l’espace et de la motricité, puis l’émotion, la psychologie et enfin la conception de notions culturelles (langage, numération, mois de l’année, etc.) : soixante à cent synesthésies distinctes sont ainsi répertoriées. Certaines synesthésies n’associent que deux sens – bimodales, d’autres plusieurs, certaines ne fonctionnent que dans un sens (la lettre apparaît en couleur, non l’inverse), tandis que d’autres lient plusieurs sens dans les deux sens – synesthésies multimodales. Enfin celles dites cognitives combinent la sensorialité à des abstractions, accordant à certains prodiges des facultés géniales comme l’exécution d’opérations complexes de calcul ou de mémorisation. Daniel Tammet dit avoir appris et récité 22 514 décimales du nombre π pour sa beauté, car sa composition numérique est un poème aux « motifs d’intensité, d’intimité. » D’ailleurs, l’étymologie grecque de synesthésie accorde « syn », ensemble avec « aesthesis » qui désignait perception et beauté…

L’Art sera alors souvent le champ d’expression de ce don d’association sensorielle. Il convoque l’ensemble des sens pour manifester une vérité de perception, unique à l’artiste et rendue universelle par la médiation formelle. « Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, et si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la Nature » (Henri Bergson, Le Rire). L’écrivain Vladimir Nabokov choisit le prénom de Lolita car ses couleurs lui faisaient apparaître celles d’un papillon magnifique. Wassily Kandinsky, père de l’art abstrait, peignait des mélodies. W. A. Mozart exprime une vision synesthésique lorsqu’il écrit « Même s’il s’agit d’un long morceau, j’embrasse le tout dans mon esprit d’un seul coup d’œil, comme si je voyais un beau tableau ou un bel être humain : dans mon imagination je ne l’entends pas en ordre de succession, comme cela doit venir après, mais je saisis le tout pour ainsi dire d’un seul coup. » (lettre écrite en 1789, citée par Jean-Victor Hocquard)

La combinaison des sens bouleverse les catégories classiques. Car le paradoxe du synesthète est tel : il discerne sans discriminer, il distingue sans désunir. La synesthésie offre ici une originalité fantastique : d’une part elle est unique à tout synesthète, et de l’autre elle indique pourtant que par-delà les perceptions séparées et standardisées par la culture, l’éducation et l’habitude, la réalité qui se manifeste infiniment est Une.