Sens de Calvino

11.04.2016
Italo Calvino à New York en 1983 (photographie ©Dominique Nabokov)

Italo Calvino à New York en 1983 (photographie ©Dominique Nabokov)

Sens de Calvino par Ève Mascarau

Italo Calvino (1923-1985) est joueur. Dans son univers on croise des personnages fissurés (Le Vicomte pourfendu), suspendus (Le Baron perché) ou vides (Le Chevalier inexistant) en promenade dans un Moyen-Âge légendaire, un XVIIIe fantastique. Séduit par l’Oulipo, il rejoint le groupe et ajoute à sa fantaisie la contrainte. De ces défis naissent Le Château des destins croisés, qui fonde son récit sur les tirages de cartes, ou Si par une nuit d’hiver un voyageur, mise en abyme du roman qui se joue de lui-même autour de débuts de textes eux aussi en suspens.

Calvino projette d’écrire cinq nouvelles, chacune dédiée à un sens. L’ouïe, le toucher, la vue, l’odorat et le goût seront les héros de ce recueil qui feint de les distinguer pour nous entraîner dans un labyrinthe. « Le Nom, le nez » ouvre la danse. Nous voici dans une parfumerie en quête de la fragrance d’une femme étreinte dans un bal masqué. L’urgence est grande, la fugacité de l’odorat menace : comment retrouver ce que l’on ne saurait nommer et qui risque de s’évaporer ? Nous sommes au milieu des souvenirs et des odeurs, égarés parmi les corps, avec le nez pour seul guide. « Sous le soleil jaguar », qui cache son jeu, nous emporte au cœur de la gastronomie mexicaine, lieu de plaisir d’un couple qui a perdu le contact. Avec sa cuisine, c’est tout le pays que les amoureux engloutissent. « Un roi à l’écoute », enfin, nous installe dans la salle du trône, auprès du monarque contraint à rester à sa place sous peine de la perdre. De son palais il ne perçoit que les sons, familiers ou menaçants.

Points de départs et prétextes, ces sens sont l’occasion de jouer des synesthésies et de perturber nos repères. Au milieu des parfums, ce sont les sons d’un concert qui reviennent en mémoire. Parmi les goûts, c’est la vue et l’ouïe qui sont convoquées par le jeu des italiques et des sonorités exotiques des mets, au milieu de touristes bruyants « sons et couleurs ». Le Roi, lui, « écoute le temps qui passe », il tente de reconstituer les images, de retrouver son chemin dans l’obscurité, il tâtonne.

Mais qu’en est-il justement du toucher et de la vue ? Le départ anticipé de Calvino nous a malheureusement laissé le soin de les inventer, ou de les retrouver.

Italo Calvino, Sous le soleil jaguar, 1988

 

Ève Mascarau est chercheuse et enseignante à l’École Normale Supérieure