SATOR

18.07.2016
Carré SATOR

Carré SATOR

memento carbure comme une petite machine d’harmoniques littéraires dont le comburant est l’association d’idées. Au fil d’articles et d’intervenants une parenté d’idées devient un thème du journal, comme ces jeux de langage aux sens abscons. Voici l’heure du carré SATOR.

Pour la petite histoire de ce thème, au début était Bletchley Park, où œuvra secrètement Desmond Knox-Leet. De là, les anagrammes et lettres dansantes, puis de celles-ci les rébus, et de ceux-là la langue des oiseaux, en passant par les images codées de Magritte aux émoji. Or voici le carré SATOR qui n’en finit pas d’attiser les intelligences qui s’évertuent en conjectures.

Qu’est-il ? Un carré de lettres à cinq lettres de côté, dans lequel cinq mots (sator | arepo | tenet | opera | rotas) sont lisibles depuis les quatre côtés, ce qui en fait un palindrome (mot ou phrase lisible dans les deux sens, comme bob) organisé en système à quadruple entrée. Si la phrase constituée des cinq termes forme un palindrome, seul le mot central en est un – « tenet » tandis que les quatre autres mots sont deux paires aux lettres inversées – « sator » et « rotas », « arepo » et « opera ». Or  « arepo » est sans signification connue, sinon présumée, ce qui infirme la cohérence de l’énonciation mais ouvre un champ infini de lectures, jamais avérées, toujours avisées et à jamais contestées. L’encre qui s’est épandue sur son sujet en querelles savantes, théologiques et mystico-extravagantes équivaut à mille ans de mousson sur un timbre-poste.

On trouve ce carré de lettres à l’âge médiéval, sur bibles parcheminées ou dans quelques églises d’Italie et de France. Mais surtout, son inscription a été identifiée et datée en plusieurs endroits : dans une villa romaine du Gloucestershire en Angleterre et à Doura-Europos en Syrie, datant du IIIe siècle ; à Budapest, datant du IIe siècle, et enfin dans divers endroits de Pompéi, antérieurement à son ensevelissement de 79 après J.C. Par quelles roues ce carré a-t-il voyagé ? Pourquoi ? Légions romaines ? Routes commerciales ? Les communautés chrétiennes ? Ou juives ? Herméneutique (science de l’interprétation des signes) et épigraphie (science des inscriptions) achoppent sur un « ? »

Un jour, un certain Felix Grosser mit tout le monde d’accord en y découvrant l’anagramme de deux « pater noster » (Notre père), permettant de le disposer en croix autour du N central, avec les lettres a et o pour l’Alpha et l’Omega  de l’Apocalypse. Gros lot du ciboulot : affaire pliée. Mais les découvertes du carré Sator à Pompéi remirent tout à plat ! D’autant que des indications à côté du carré raffinaient la charade… Car la plupart des historiens contestent que des chrétiens fussent en ce lieu ci en ce temps-là. Mais des Juifs, si ! Or ceux-ci, instruits des enseignements du Grec Pythagore, pratiquaient l’exégèse par la gématria dans laquelle chaque lettre est associée à un chiffre, et où les sommes des mots produisent des équivalences numériques signifiantes à l’intérieur d’un énoncé. Le carré Sator pourrait alors être une application occulte et dévote des carrés magiques (de nombres, eux) dont les sommes de chaque ligne sont égales. Les carrés magiques étaient connus en Chine, avant l’ère chrétienne, en Inde… Les interprétations hébraïques du carré Sator, découvrant des correspondances avec des énoncés bibliques, sont particulièrement habiles. Naturellement, bien plus tard, les alchimistes ne manquèrent pas d’y mettre leur grain de Sel…

Or rien n’empêche que ce carré n’appartînt à diverses traditions, ni qu’il ne transitât de l’une à l’autre. Voilà l’aspect fascinant de la lecture à clef d’un texte codé : la méthode d’interprétation conçoit un sens au moins autant qu’elle ne le reçoit. Et le texte paraît un prétexte…