« La Cause du Peuple »

19.03.2018
Le philosophe Jean-Paul Sartre avec Simone de Beauvoir (au fond, le regardant en souriant) distribuant le journal maoïste "La Cause du Peuple", interdit par le gouvernement français, à Paris en 1970. (© Bruno Barbey/Magnum Photos)

Le philosophe Jean-Paul Sartre avec Simone de Beauvoir (au fond, le regardant en souriant) distribuant le journal maoïste "La Cause du Peuple", interdit par le gouvernement français, à Paris en 1970. (© Bruno Barbey/Magnum Photos)

Jean-Paul Sartre défendant « La Cause du Peuple », une photographie de Bruno Barbey, par Nathalie Parienté

Il y aurait deux moments dans la vie de Sartre. L’un, depuis sa naissance en 1905 jusqu’à 1945, dédié presque religieusement aux mots. La littérature comme un sacerdoce. Le second à partir de 1945, où il embrasse la cause du peuple, bien avant que celle-ci ne devienne, dans les années 60, le nom d’un journal. Les mots comme une arme. Cela a souvent été dit et parfois, les slogans sonnent juste.

Si la guerre de 40 n’a pas vraiment été « sa guerre », elle marque néanmoins pour Sartre le début d’une nécessité de lutter pour la liberté d’écrire. Pour la Liberté tout court, l’axe de toute sa pensée philosophique, littéraire, esthétique. Et éthique aussi puisqu’avec Simone de Beauvoir, ils inventeront une nouvelle « relation » de couple. Dès lors surtout s’impose la nécessité de s’engager, car tout pouvoir doit être contesté.

Dès 1945, les autres guerres, toutes les autres pratiquement, deviendront son combat. Il fonde la revue « Les Temps Modernes ». La première cause qu’il embrasse, est celle des noirs aux Etats-Unis, la ségrégation. Pour la première fois, nous dit sa biographe Annie Cohen-Solal, « Sartre va rencontrer son époque ». (* 1) Plus tard, son texte « Orphée noir », préfaçant « L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache » de L.S. Senghor (1948), sera considéré par l’auteur Franz Fanon, comme celui qui « aura donné sa dignité au continent noir » … (*2)

« Les années 60 marquent un tournant pour la pensée dans toutes ses dimensions : politique, sociale, scientifique, philosophique : C’est le moment de la décolonisation, des mouvements ouvriers à un niveau mondial, de la transformation des mœurs, de la remise en cause des conditions de vie des émigrés »… (*3) 

A cette époque, Sartre est une légende et la figure emblématique de l’intellectuel. Une sorte d’«Influencer » dirait-on aujourd’hui. Il est le représentant des opprimés (les peuples du « tiers-monde » selon l’expression de l’époque), et milite contre la torture, dénonce le colonialisme, toute forme de collaboration et de soumission. (En 1966, il fonde avec le philosophe et Prix Nobel Bertrand Russell, le Tribunal Russell, pour pallier l’absence d’institutions internationales capables de juger un pays en cas de crimes de guerre !)

 « On ne met pas Voltaire en prison !» se serait exclamé De Gaulle qui vouait à Sartre une certaine estime.

C’est probablement pour cette raison qu’en 1970, Sartre est nommé directeur de Publication du journal « La Cause du Peuple ». Créé en mai 1968 par Roland Castro pour défendre les idées maoïstes, non seulement le journal subit de fréquentes saisies par le Ministre de l’Intérieur du gouvernement Pompidou, Raymond Marcellin, mais ses deux premiers directeurs, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris sont incarcérés.

Si Sartre accepte, c’est surtout pour exprimer sa « solidarité avec ceux qui sont en prison pour délit d’opinion ». (*4)

Dans l’une des images prises par le jeune photographe Bruno Barbey, alors âgé de 29 ans, (et dont le corpus de photographies fait désormais partie de notre culture collective), c’est précisément la liberté d’expression que Sartre et à ses côtés Simone de Beauvoir, sont en train de défendre avec vitalité (et gaité aussi, semble-t-il ici), en distribuant le journal dans les rues de Paris (ou peut-être est-ce à la suite de la conférence de presse qui eut lieu à l’imprimerie clandestine du journal) , au risque de se retrouver embarqués dans un panier à salade. Au premier plan, une main anonyme tient quelques exemplaires de « La cause du Peuple » qui enveloppe et ferme la composition, lui conférant toute sa puissance visuelle.

Un autre élément contextuel mérite également d’être apporté : celui de la fin des années 60 et du début des années 70 dans lequel de nombreux militants, multipliant les actions violentes et les déclarations incendiaires, se trouvèrent incarcérés. Ils manifestèrent leur solidarité avec les prisonniers de droits communs, peut-être pour la première fois dans l’histoire. A l’issu de ce mouvement, naquit le « Groupe d’information sur les prisons » animé notamment par Michel Foucault. (*5).

Sartre défendant « La Cause du Peuple » par Bruno Barbey est bien l’image d’un combat en faveur de la liberté d’expression. Mais peut-être s’agit-il aussi d’un portrait de l’époque, celle de la société française au tournant des années 60 et 70 et des différentes secousses qui la traversent.

 

Nathalie Parienté, historienne de l’art et commissaire d’exposition indépendante, vit entre Paris et Grenade.

 


(* 1) : Annie Cohen-Solal, « Sartre, un penseur pour le « 21ème siècle », (Paris, Gallimard, 2000).

(*2) : Annie Cohen-Solal, France Culture, 24 avril 2017, « Jean-Paul Sartre. Vivre sa vie » : https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-auteurs/jean-paul-sartre-14-vivre-sa-vie (en ligne).

(*3) : « Le moment philosophique des années 60 », Fiche d’introduction au colloque international organisé en 2008 par l’Ecole Normale Supérieure et le Collège International de Philosophie : http://www.philosophie.ens.fr/Le-moment-philosophique-des-annees.html?lang=fr (en ligne).

(*4) : https://www.youtube.com/watch?v=WZoQQZvr-x0 (en ligne).

(*5) : Jean-Claude Vimont, « Les emprisonnements des maoïstes et la détention politique en France (1970-1971) : https://criminocorpus.revues.org/3044?lang=es (en ligne)