Sacrée bagnole !

01.09.2017
Pierre de Fenoÿl (courtsey Galerie le Réverbère)

Pierre de Fenoÿl (courtsey Galerie le Réverbère)

La voiture, ce moyen de locomotion avec son habitacle, son moteur, ses quatre roues et son volant, sa mystique mécanicienne, son industrie, son modèle économique et ses infrastructures, a pulvérisé l’ancien temps et changé l’humanité. Omniprésente, son modèle est enfin en panne.

En 1900, le Manifeste du Futurisme de Filipo Tommaso Marinetti lançait l’avenir sur les chapeaux de roue : « Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace ». Locomotion, consommation, symbolisation idéologique et identitaire, sermons publicitaires, la voiture devint la pierre angulaire – le filon rectiligne plutôt – du monde du bruit et de la vitesse, de la liberté individuelle, du transport et de l’aventure, de la consommation de masse, toutes choses également nommées progrès économique et social. Les kilomètres s’avalent sans indigestion et un maillage de bitume recouvre la planète. Mais, lancée à fond les ballons, la caisse d’antan roule à tombeau ouvert droit dans le mur. La voiture a pris de la bouteille et son horizon s’embouteille : elle conservera son habitacle, son moteur, ses quatre roues et son volant, mais elle ne sera plus la même. Ni son conducteur ou sa conductrice le ou la même. Surtout lui en fait.

Au terme des sixties, Jean Baudrillard analyse la place de la voiture dans le système de consommation : celle-ci assimile les significations de la sphère domestique, la maison moderne et sa gadgétisation du tout confort, en lui adjoignant « une dimension de puissance, une transcendance qui lui manquait » (Le système des objets): elle est comme une demeure qui ne reste pas en place, agrégeant la mobilité à l’intimité du logis et couplant des attributs inconciliables. La voiture offrait cinq niveaux de signification structurant son usage et se recouvrant ensemble : le statut (intégration sociale, accès au travail, signe de richesse, facteur d’identité), la liberté (indépendance, évasion sans effort, investissement du temps et de l’espace à son humeur), la mobilité (dynamique grisante du déplacement, sentiment de privatisation de l’espace public), la domination de l’espace (le pouvoir d’aller partout et loin avec des véhicules puissants, hauts, tout terrains) et enfin la vitesse qui fédère les précédents en leur apportant le sentiment de puissance et la compétitivité. Or « le déplacement est une nécessité et la vitesse un plaisir » (ibid.) A la même période, Roland Barthes utilise l’expression de « bestiaire de la puissance » au sujet de la mythologie automobile (Mythologies sur la DS). « A plus de 100 km/h, il y a présomption d’éternité. » écrit Jean Baudrillard (ibid.), suivi par l’urbaniste français Paul Virilio : « La vitesse est une violence non sanctionnée, les routes des lieux stratégiques d’affrontement ». La voiture a toujours été un formidable outil de virilisation symbolique, un truc d’homme, un lieu de pulsion libidinale où l’on appuie sur le champignon. N’évoquons pas les femmes au volant.

La voiture a permis à ses conducteurs les plus impétueux de fendre le paysage en évacuant la relation d’extériorité au monde : rentrer dans le décor, c’est faire un avec lui. Or aujourd’hui, plus besoin de fusion létale pour considérer que le décor se rappelle enfin à la voiture : pollution et santé publique, engorgements urbain, embouteillages, temps infini pour se garer, racket généralisé des conducteurs, coûts de production, recyclage, délocalisations des productions, raréfaction future de matières fossiles : une cordillère d’afflictions s’élève jusqu’au ciel et balayera tôt ou tard « l’euphorie mécanicienne » (J. Baudrillard) de cette coquille de taule à roulettes. L’industrie automobile, avec son modèle économique mondial, est toutefois si puissante et a tant d’inertie que sa mutation s’annonce longue et douloureuse.

Electronique réduisant à néant la possibilité de mettre les mains dans le cambouis, systèmes de conduite intelligents limitant l’autonomie de décision du conducteur, annonçant même sa disparition en le rendant passager de sa propre voiture, outils de contrôles bridant vitesse et liberté de conduite, la voiture en mutation n’est plus que l’ombre d’elle-même : elle parle, guide, freine, n’obtempère pas au coup de volant…
Et qui aurait jamais pensé que François Isaac de Rivaz (1752-1828), le premier inventeur du moteur à combustion interne et vainqueur par K.O sur le ring de l’Histoire automobile de Thomas Davenport (1802-1851), inventeur du premier moteur électrique, verrait celui-ci se relever des cendres de la dernière goutte de pétrole pour l’électrocuter une bonne fois pour toutes ?

La symbolique de liberté transgressive et de toute puissance mâle de la voiture s’est pris un arbre de plein fouet. Car il ne s’agit plus aujourd’hui que de lever le pied pour mettre la gomme sur un retour au féminin : la préservation de la Nature, notre Terre mère trop longtemps laissée sur le bord de la route.

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