Rose d’Eros

18.01.2016
Fleurs dans un vase en verre avec papillon et scarabée, sur un rebord en pierre (détail) - Nicolaes van Veerendael (1640-1691)

Fleurs dans un vase en verre avec papillon et scarabée, sur un rebord en pierre (détail) - Nicolaes van Veerendael (1640-1691)

La rose sous l’empire d’Eros, par Isabelle Etienne

Reine des métaphores et des comparaisons, la rose peut tout évoquer, tout symboliser. Le poète Dominique Fourcade ira jusqu’à avancer dans Rose-Déclic, « Cette Rose offre une possibilité de symbolique générale qui n’impose sa marque à rien mais qui est la marque de tout. » Rose mystique, symbole de virginité, présence toujours affirmée dans la chanson populaire, emblème national de plusieurs pays voire symbole politique, c’est toutefois dans l’évocation du plaisir charnel et du sentiment amoureux que dès l’Antiquité s’ancre son destin littéraire. C’est Éros qui fait dès l’origine et hors de toute frontière régner sur elle son empire, Éros qui en elle semble imprimer sa loi dans les cœurs et sur les corps. Telle R(r)ose Sélavy (« Eros, c’est la vie »), double fictif et œuvre de Marcel Duchamp, repris ensuite dans les célèbres aphorismes de Robert Desnos et qui poursuivra sa destinée en musique à plusieurs reprises.

Sappho, poétesse grecque du VIIè siècle avant JC, déjà s’exclamait : « Si Zeus voulait donner une reine aux fleurs, la rose régnerait sur toutes les fleurs. » Du Roman de la Rose au Nom de la Rose, des Odes de Ronsard au Petit Prince, des célèbres quatrains du poète persan Omar Khayyam au recueil Les Roses de Rainer Maria Rilke et à Paris, ma rose du poète turc Nazim Hikmet, de Marcel Proust à Jean Genêt, l’histoire a entendu Sappho. En Orient comme en Occident – citons les poésies arabe, persane, ottomane, chinoise -, la rose est l’épicentre de constellations de signifiés dont peu de mots de la langue peuvent se prévaloir et qui essaimèrent comme poussières d’étoiles à travers toute l’histoire de la littérature – laquelle n’exclut certes pas les contre-emplois. Ainsi pour Baudelaire les fleurs se doivent-elles d’être exotiques et rares, et la rose apparaît-elle bien pâle et affadie aux yeux du poète des Fleurs du mal.

On ne saura jamais en finir d’explorer le destin de cette rose reine de l’univers floral poétique et littéraire, et qui étincelle jusqu’au cœur de la pensée philosophique. L’on sait comment les deux vers d’Angelus Silesius impressionnèrent nombre de penseurs et nourrirent la pensée de Martin Heidegger : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, N’a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ? »

 Voici deux brèves évocations en témoignage de cette prolifération, de cette pollinisation par le motif littéraire de la rose. C’est au fondement de la rose, la plus belle des choses, que Marot décline le Blason du beau tétin :

Tétin refait, plus blanc qu’un œuf,
Tétin de satin blanc tout neuf
Tétin qui fait honte à la rose…
Tétin plus beau que nulle chose

Le poète se place d’emblée sous le signe de la rose, à laquelle la seule perfection qui puisse être opposée est le détail de l’anatomie féminine, la femme elle-même, l’objet absolu du désir.

Au long des sentiers de lecture proustiens, plus de cent références florales furent recensées et ce motif occupe une place privilégiée dans toute l’œuvre et dans le couple sensation-souvenir. Or, le et la rose (couleur, parfum, fleur subtilement déclinés) sont dans la flore proustienne les symboles de l’éveil sensuel (quand le mauve et le lilas sont de l’ordre de la séduction, le brasier et la révélation érotiques « invertis » du côté de l’orchidée, etc.), l’indice même du désir, et le souvenir des roses accompagnera presque systématiquement l’évocation d’Albertine (dont les joues sont « d’un rose uni, violacé, crémeux, comme certaines roses qui ont un vernis de cire » et ont « le goût de la rose »).  Albertine est le personnage le plus cité de la Recherche, au centre du déploiement de la thématique du désir et de l’amour éprouvés par le narrateur.

« Et ainsi l’espoir du plaisir que je trouverais avec une jeune fille nouvelle venant d’une autre jeune fille par qui je l’avais connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses qu’on obtient grâce à une rose d’une autre espèce. Et remontant de corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d’en connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la devais… »

Les jeunes filles sont encore décrites comme « un bosquet de roses de Pennsylvanie », sont autant de « tiges de roses » : le motif de la rose essaime à travers le texte, son parfum s’épand comme l’emblème, le signe, la trace du désir du narrateur, la palette chromatique de toutes les nuances de rose constitue à elle seule un inépuisable grimoire. Référence musicale autant que picturale, une petite phrase de la sonate de Vinteuil « lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines ».

 

Isabelle Étienne