Retour à Kep

25.08.2017
(© Cristóbal Bouey 2017)

(© Cristóbal Bouey 2017)

Retour à Kep, par Soko Phay

Les effluves de jasmin et de rose me ramènent pour un instant vers les rivages de Kep, alors que je suis alitée en raison d’un méchant rhume depuis mon retour ; j’ai remarqué que je tombe souvent malade quand je reviens du Cambodge, comme si le manque était trop fort et finissait par épuiser mes défenses. Le froid de Paris ne m’a pas aidée non plus… En recevant ta photo avec les fleurs séchées, je me souviens de la vie du temps d’avant, avant que mon petit pays des moussons ne soit malmené par l’Histoire, mais aussi de nos bribes de conversation comme un conte lointain…

Tu as dit : J’étais comme chez moi à Kep. Tout, autour de cette ville côtière, est un roman énorme.
J’ai dit : Mon père avait fait construire la belle demeure ocre jaune dans les années soixante, bien avant ma naissance, à une époque où Kep était la station balnéaire la plus prisée : « la perle du Golfe du Siam », entendait-on dans cette réclame à la radio.
Tu as dit : Ce qui compte dans ce lieu, ce sont les fenêtres des petits restaurants ouverts sur l’océan, le marché aux crabes, la route solitaire, le sentier qui longe le bord de mer, la chaleur moite, le ciel large, les habitants et la musique à la plage, la musique, la musique encore, et les anciennes villas abandonnées…
J’ai dit : Ma mère était si fière de son verger luxuriant entouré de murs blancs ; elle avait fait aménager, au milieu des cocotiers, quelques arbres et arbustes fruitiers, des papayers, des manguiers, mais aussi des jacquiers et des jamalacs qui donnaient des fleurs rouges et des pommes d’eau. Le soir venu, les fleurs odorantes s’épanouissaient à même le tronc d’un banian en majesté, non loin d’un puits d’eau douce.
Tu as dit : Je pense que peut-être on devrait pouvoir faire un film. Un enregistrement fait d’insistances sur certains motifs, de retours en arrière et de nouveaux départs. Et puis les abandonner.
J’ai dit : Mon frère et moi aimions jouer à cache-à-cache avec les fils de la voisine dans notre jardin de senteurs, avant d’aller faire un dernier plongeon dans la mer, au moment du coucher du soleil quand la lumière se faisait douce. Je me rappelle notre insouciance, nos rires et nos plaisanteries, la balade que nous faisions avec nos amis sur l’île d’en face à la découverte des étoiles de mer géantes…
Tu as dit : Je te raconterai un jour l’histoire de mon arrière-grand-père qui s’est exilé de sa Bretagne pour l’autre bout du monde, en Amérique du sud, et comment il a construit une station balnéaire à flanc de rochers.
J’ai dit : Mon enfance est à l’image du beau papillon clair qu’un jour mon jeune voisin dont j’étais secrètement amoureuse m’a offert dans le creux de mes mains, mais ce dernier s’était vite envolé.
Tu as dit : Filmer aussi cet abandon… Ce qu’il faudrait dire là, c’est l’impossibilité de raconter ce lieu…
J’ai dit : Tout a disparu, brûlé, il ne reste presque rien, si ce n’est l’ombre d’une splendeur architecturale d’antan ; les herbes hautes ont envahi le domaine, un arbre a même poussé à l’intérieur de la rotonde.
Tu as dit : Il reste ces manguiers sauvages et ces frangipaniers, ce sont des archives vivantes…

La nostalgie n’évoque pas seulement la tristesse de l’éloignement, elle peut prendre aussi un sens actif. Dans « nostalgie », il y a « retour » (nostos) et « douleur » (algos). Ce voyage dans le passé mélancolique, c’est celui que j’effectue à chaque fois que je retourne au Cambodge, en particulier à Kep dès que j’en ai la possibilité. J’y contemple un « lieu fantôme » qui me rappelle que le monde ancien n’était certes pas parfait, mais ô combien beau et vivant…

 

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’INHA.