Qu’est-ce qu’un tableau ?

15.10.2015
Roue de bicyclette; Marcel Duchamp 1964, ex. Rrose/ Edition Galerie Schwarz, Milan. L'original, perdu, a été réalisé à Paris en 1913.

Roue de bicyclette; Marcel Duchamp 1964, ex. Rrose/ Edition Galerie Schwarz, Milan. L'original, perdu, a été réalisé à Paris en 1913.

« Boire un verre » est une métonymie, on ne boit jamais que son contenu. Rien n’empêche de manger le verre ensuite. Ainsi en va-t-il de « regarder un tableau » : c’est la peinture qui est appréciée. Classiquement, l’un va de pair avec l’autre. Mais peinture à part, qu’est-ce donc qu’un tableau ?

Un beau jour de 1913, Monsieur Marcel Duchamp, peintre au demeurant, a choisi d’exposer des objets usuels issus de l’industrie comme des œuvres d’art, et plus rien n’a jamais été comme avant. Idée géniale ou geste funeste, dorénavant, l’art n’ira plus sans se regarder dans une glace et se demander qui il est, ce qu’il fait là, pour qui – et à quel prix. Jusqu’alors, le cadre du tableau délimitait un espace dans lequel advenait l’art de la forme, fut-il religieux, hérétique, raté, élevé ou vil. Mais là, le caractère sacré du cadre avait pris un sacré coup dans la calandre. Comme un oiseau s’échappe d’une cage, l’art s’était envolé du tableau. Et pendant ce temps-là, les peintres continuaient de peindre.

Quand Paul Klee écrit que « L’art n’imite pas le visible, il rend visible », il paraît s’opposer à la pensée de Pascal s’interrogeant sur la peinture : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux. » Pourtant, considérées par-dessus l’urinoir exposé de Monsieur Duchamp, pardon, le ready-made « Fontaine », ces réflexions ne semblent diverger que parce qu’elles s’accordent d’abord sur l’essentiel, à savoir que l’art fait voir. La discipline esthétique classique est contemplative. L’art moderne et ses avatars d’avant-gardes et de post-contemporanéité, eux, réfléchissent. Ils renvoient une image, une pensée du monde, surtout de la société. Ils critiquent, subvertissent, jouent et discourent toujours beaucoup. Or pendant ce temps-là, les peintres continuent de peindre.

Or ne faut-il pas que ces artistes peintres peignent sur quelque chose ? Il leur faut des toiles ! Et un châssis pour les tendre, quelle que soit sa forme. Et quels que soient l’art de peindre et les traitements infligés à la toile, jusqu’aux pliages de Simon Hantai ou le geste de Lucio Fontana, dans ses « Concetto spaziale » : inciser sa toile à la lame de couteau en recherchant le geste juste et le rythme idoine des plaies fendant cet espace contenu à l’intérieur d’une enceinte, toujours ce satané cadre de tableau, sanctifié ou non.

Nécessité pratique, convention, sanctuaire, le tableau institue toujours une frontière matérielle ou imaginaire qui incite au contentieux territorial. Se poser la question « qu’est-ce qu’un tableau ? » n’est rien moins que s’interroger sur l’art, sa topographie, ses déplacements, ses repaires, sa fonction, son danger ou son insignifiance.

 

diptyque est un partenaire de l’(Off)iciel FIAC, qui aura lieu du 21 au 25 octobre.