Qu’est-ce que le contemporain ?

26.05.2017
Le Membre Fantôme, installation view, 56th Venice Biennale, 2015 (photo by Nic Tenwiggenhorn)

Le Membre Fantôme, installation view, 56th Venice Biennale, 2015 (photo by Nic Tenwiggenhorn)

Qu’est-ce que le contemporain ? par Olivier Zahm

La question de l’art contemporain et du contemporain est la même — en entendant l’art comme l’ensemble des pratiques artistiques de la peinture à l’architecture, à la danse et à la musique. La réponse est résolument historiquement : l’art contemporain est l’art qui débute après la Seconde Guerre mondiale et s’étend jusqu’à nos jours.

Autrement dit, l’opinion admise par tous est que l’art contemporain est l’art de notre temps. Définition tautologique qui masque dans son évidence la nature même de l’art contemporain comme du « contemporain ». Le contemporain n’est pas une chronologie, un moment historique de l’art, à savoir le dernier en date. Le contemporain ne désigne pas l’art : il est ce que produit l’art, à savoir un rapport au temps présent, une temporalité inédite, sans équivalent — et qui n’est pas le présent, même s’il entretient un rapport avec lui. Seules les oeuvres d’art, à toute époque, produisent de la contemporanéité.

Seuls les artistes parviennent effectivement à neutraliser la violence, la crudité de la lumière du présent, et peuvent en révéler la part obscure et trouble qui contredit sa transparence. Seuls les artistes produisent du temps contemporain. Et c’est précisément le contemporain, et les avant-gardes, qui sont la voie d’accès au temps, qui révèlent le présent à lui-même, et opposant son obscurité aux lumières aveuglantes de l’actualité et d’un présent transparent qui ne fait que passer comme l’instant.
De ce point de vue, le contemporain rend à nouveau possible un jugement esthétique : il permet de distinguer l’art qui fait sens dans l’époque, de l’art qui reproduit plus ou moins bien les données de son temps, se dissout en elle et se confond avec elle (l’art qui n’est pas contemporain justement).

Face à l’érosion du discours critique et à la montée en puissance financière du commerce de l’art, c’est la loi du marché qui semblait seule pouvoir désigner ce qu’est l’art du moment, l’art qui compte pour l’époque, l’art qui fait l’histoire de l’art. Plus personne ne semble pouvoir émettre un jugement esthétique contre ce que le marché de l’art hyper puissant a décidé d’élire comme valeur.

C’est précisément l’art qui produit un rapport au présent, mais un rapport de tension avec lui : une césure, une fracture, une cassure, une scission dans le présent. Cette faille en son sein donne une voie d’accès au temps. Tout art ne produit pas ces coupures et ouvertures temporelles.

On peut donc dire — c’est ce que j’ai cherché à établir en tant que critique d’art— que le contemporain est la maxime du jugement esthétique. Le « ceci est de l’art » ne relève évidemment plus d’un jugement de goût, idéal de beauté, d’harmonie ou au contraire de chaos, de dystopie et de noirceur morbide ou néo-punk —même si cette postmodernité esthétique peut faire partie du contemporain. Le « ceci est de l’art » ne relève plus aujourd’hui d’un jugement critique lié à une théorie de l’art ou à une définition de l’art qui permettrait d’en reformuler la nature en opposition et rupture dramatique avec le passé le plus récent ou à la dernière avant-garde.

Le « ceci est de l’art » relève du contemporain. De cette teneur de contemporanéité. C’est-à-dire de la manière dont l’oeuvre d’art introduit dans le présent une rupture, une discontinuité, un désaccord qui précisément le divise entre son actualité et son inactualité. À partir de cette rupture (cette obscurité disait Agamben), l’oeuvre d’art introduit un autre rapport au présent, produit une temporalité différente que celle qui nous est imposée par le monde de l’information et de la communication, du spectacle au sens large. Cette césure dans le présent est très perceptible : c’est aux critiques d’art, aux galeristes, aux responsables des institutions de la détecter, de la mettre en valeur, de lui donner toute les conditions de réalisation, contre le marché précisément. Contre le spectacle. Contre l’idéologie dominante du présent, son homogénéité et sa vitesse en accélération sans fin, qui serait notre condition indépassable.

Car clairement le contemporain ne se dissocie du présent, ne le fracture, que pour mieux en restituer la différence, la spécificité, la puissance.

Il faut sans doute faire un pas de plus et tenter une « théorie du contemporain » en prolongeant la leçon inaugurale de Giorgio Agamben à son cours de philosophie théorétique en 2005-2006 à l’université IUAV de Venise. « C’est le contemporain qui a brisé les vertèbres de son temps (c’est-à-dire a perçu la faille ou le point de cassure), il fait de cette fracture le lien d’un rendez- vous et d’une rencontre entre les temps et les générations. »

Le contemporain se produit donc en deux temps. D’abord par la rupture, fracture, cassure avec le présent, ainsi divisée en temps originel et temps actuel. C’est-à-dire par la confrontation ou l’irruption de l’inactuel, de l’archaïque, de l’origine dans l’actuel. La deuxième opération du contemporain, qui survient dans l’oeuvre, est donc la rencontre, la friction entre des temps divers, divergents, hétérogènes.

Il faut ajouter, ce que ne fait pas Giorgio Agamben, un troisième temps, à partir de ce point de fracture et friction : celui de la recomposition d’une nouvelle temporalité. C’est l’opération propre à la production artistique. Ce qui est contemporain est ce qui détache le présent de son passage, de son flux, de sa disparition, de son homogénéité, de sa transparence à lui-même. C’est ce qui dans le présent le détache de lui-même, le révèle à lui-même, par l’irruption de l’origine et de l’inactuel. L’artiste « contemporain » est donc celui qui produit des blocs de temps, ressuscite des blocs de temps passé et vient le faire se heurter, se confronter ou s’harmoniser dans une nouvelle composition temporelle. En ce sens, le contemporain n’est pas qu’une métaphysique de l’origine retrouvée dans l’obscurité du présent, mais bien une création de temps.

Le contemporain représente la possibilité de sortir de l’impuissance, une voie de passage pour des politiques d’émancipation, de liberté. Il rejoint le concept lacanien d’impossible : le contemporain c’est « l’impossible ».

Pour un artiste « contemporain », l’art cherche précisément ce point d’exception au réel. Ce point d’impossibilité qu’il met en forme envers et contre toute idéologie dominante. Et ce point contemporain nous délivre.

 

Texte extrait du livre d’Olivier Zahm « Une avant-garde sans avant-garde. Essai sur l’art contemporain réalisé avec Donatien Grau », disponible aux Presses du réel.