Qu’est-ce que l’artification ?

14.08.2017
Bronzino (Agnolo di Cosimo di Mariano Tori, 1503-1572), Portrait d'homme tenant une statuette (l'identité du sculpteur Baccio Bandinelli est contestée, mais le modèle était probablement un sculpteur), Musée du Louvre.

Bronzino (Agnolo di Cosimo di Mariano Tori, 1503-1572), Portrait d'homme tenant une statuette (l'identité du sculpteur Baccio Bandinelli est contestée, mais le modèle était probablement un sculpteur), Musée du Louvre.

Qu’est-ce que l’artification ? par Nathalie Heinich

La peinture et la sculpture n’ont pas toujours été considérée comme un art : au Moyen Age elles étaient un artisanat, confinées à la catégorie des « arts mécaniques » et non pas à celle, beaucoup plus prestigieuse, des « arts libéraux » ; et leurs praticiens n’étaient pas des « artistes » mais des artisans, exerçant un métier manuel à visée essentiellement mercantile, donc placés très bas dans l’échelle sociale. Pour qu’émerge et s’impose la notion d’« art » au sens moderne, et pour que les arts de l’image en deviennent les emblèmes, il aura fallu de complexes opérations de requalification, des procès, des changements de terminologie, de nouvelles institutions, des modifications de la pratique elle-même et, bien sûr, des regards portés sur elle. C’est ainsi que peinture et sculpture ont été, efficacement et durablement, « artifiées ».

Cette même frontière entre non-art et art a été franchie, ou est en train de l’être, par d’autres activités. Ce peut être, comme la peinture et la sculpture, à partir de l’artisanat – ainsi les « métiers d’art » tels que lutherie, verrerie, céramique etc. se tiennent en équilibre sur cette frontière, basculant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre – mais aussi à partir du loisir pour amateurs fortunés ou de la curiosité technologique, comme avec la photographie ; à partir du spectacle de fête foraine puis de l’industrie culturelle, comme avec le cinéma ; à partir des pratiques amateurs des aliénés, comme avec l’art brut ; à partir du divertissement pour enfants, comme avec la bande dessinée ; à partir d’une fonction interne au monde des musées, comme avec le commissariat d’exposition ; ou encore à partir de pratiques délictueuses susceptibles d’envoyer leurs auteurs au tribunal, tel le street art, qui est en train, sous nos yeux, de bénéficier de ce processus d’artification.

La question peut également se poser à propos d’autres pratiques aux frontières de l’art, tel que l’« art » des jardins, l’« art » de la gastronomie, ou encore l’« art » du parfum, intermédiaire entre artisanat et industrie. Mais dans ces trois cas, le caractère éphémère ou peu matérialisable des productions, ainsi que leur connexion avec des fonctions corporelles ou sensorielles, constituent des obstacles sérieux à la pleine réussite de leur artification. Mais qui sait… ?

Pour aller plus loin: Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, éditions de Minuit, 1993 ; Nathalie Heinich, Roberta Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, éditions de l’EHESS, 2012.

Nathalie Heinich est une sociologue française, spécialiste, notamment, de l’art.