Petite histoire de la perspective (II)

10.03.2017
Georges Braque (1882-1963) - Le Port (1909) National Gallery of art, Washington (© National Gallery of art, Washington © Adagp, Paris 2013)

Georges Braque (1882-1963) - Le Port (1909) National Gallery of art, Washington (© National Gallery of art, Washington © Adagp, Paris 2013)

La perspective est une technique de représentation de la réalité. Son effet produit profondeur et volume sur un plan plat. Cette convention picturale paraît naturelle, or elle a une longue histoire. La perspective est même inséparable d’un récit exposant son illusion comme un progrès.

[SUITE] La perspective sera dorénavant intrinsèque à l’histoire de la peinture, malgré ses distorsions baroques, jusqu’à ce que son académisme conduise à une mise à distance de sa prédominance, par l’impressionnisme du XIXe siècle d’abord, puis à sa remise à plat et sa déstructuration avec les avant-gardes du début du XXe siècle, à commencer par le cubisme, puis tous les courants réhabilitant les forces obscures de l’inconscient et l’influence d’arts dits primitifs, aux distorsions et hiérarchies bazardant l’équerre et ses calculs. Cette déconstruction est particulièrement parachevée par les damiers de Mondrian, qui remémore les cadres de calcul des peintres de la Renaissance à travers lesquels ils saisissaient le monde visible, en n’en conservant que ses mailles sur la trame : « le tableau montre le filet, mais pas la proie » commente un critique d’art.

Cette histoire de la distance dans la peinture nécessite pourtant encore un peu de hauteur, apportée par de grands auteurs. D’abord, aux abords de la Renaissance, ces mots du poète italien Boccace : « Le peintre s’efforce de faire de la forme qu’il peint – qui n’est qu’un peu de couleur habilement appliquée sur un panneau – soit si semblable dans ses effets, à une forme produite par la Nature et produisant naturellement ces effets, que la forme peinte puisse abuser le spectateur, totalement ou en partie, en faisant croire qu’elle est ce qu’elle n’est pas. » Réflexion que complète Leonard de Vinci dans son Libro di pittura: « il est impossible qu’une peinture, même si elle est exécutée avec la plus grande perfection dans le dessin, les ombres, la lumière et la couleur, paraisse avoir le même relief qu’un modèle naturel, sauf si l’on regarde ce modèle naturel de très loin et d’un seul œil. » Cette distance et ce point de vue unique constituent la part humaniste de la perspective, qui l’exprime et l’explique à la fois : « Celle-ci [la perspective mathématique] n’est autre que la logique du « point de vue » individualiste, du sujet individuel se prenant lui-même pour le centre du monde. » écrit Titus Burckhardt. Et cette logique produit ses effets : « Chez des peintres comme Andrea Mantegna ou Paolo Uccello, la science de la perspective devient une véritable passion mentale, une passion froide, intellectuelle mais destructive pour le symbolisme pictural : par la perspective, l’image devient un monde imaginaire, et du même coup, le monde devient un système clos, où rien de surnaturel ne transparaît plus. » « Car si le naturalisme paraît capter le monde visible tel qu’il est, dans sa réalité « objective », c’est qu’il a d’abord projeté la continuité purement mentale du sujet individuel sur le monde extérieur ; il le rend pauvre et dur et le vide de tout mystère, tandis que la peinture traditionnelle se borne à transcrire des symboles, tout en laissant la réalité à ses profondeurs insondables. » « […] à l’image de Dieu fait homme, véhiculée par l’art médiéval, succède celle de l’homme autonome, l’homme se glorifiant lui-même, dans l’art de la Renaissance. »  (Extraits de Principes et méthodes de l’art sacré).

La perspective apparaît donc, sous cette analyse, comme l’illustration d’un projet historique, dont l’illusion optique exprime la toute-puissance de l’homme sur la Nature délivrée de son mystère et de l’empreinte surnaturelle d’un Créateur. Aussi est-elle toujours présentée comme un progrès, en ce qu’elle met en image une émancipation de l’humanité. Les grands artistes perspectivistes, jusqu’à Canaletto (1697-1768) qui travaillait pourtant avec un instrument optique, la camera obscura, n’ont néanmoins jamais cessé d’en trahir ses lois mathématiques au bénéfice d’un effet de réalité et de mystère qu’aucune formalisation naturaliste ne rendait artistiquement fidèle.

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