Peter Doig : paisible effroi

20.05.2016
Red boat (imaginary boys) de Peter Doig (né en 1959) ©Christie’s images, 2016

Red boat (imaginary boys) de Peter Doig (né en 1959) ©Christie’s images, 2016

Une introduction au naturalisme hanté du peintre écossais contemporain Peter Doig, par Paul Nyzam

Une barque rouge vif glisse sur un plan d’eau bordé d’une jungle dense. Peu de remous, l’embarcation progresse lentement sur l’onde verte et brune. A son bord, six hommes métis en bras de chemise. Aucun ne paraît regarder dans la même direction ; ils sont figés, comme absents à eux-mêmes, étourdis. L’air est saturé de lumière et d’humidité. La végétation alentour est luxuriante : feuillages épais aux reflets acajou, palmiers violacés, lianes noueuses qui dégringolent des arbres. On imagine les parfums chauds et vénéneux de ce manteau végétal ; on devine les sons et les bruits qui en émanent, tranchant avec l’avancée silencieuse de la barque. Il se dégage de ce décor une sensation de torpeur moite, identique à celle d’une rêverie fiévreuse. La peinture elle-même, dans ses coulures, semble transpirer dans la touffeur de cette scène tropicale.

Né en Ecosse en 1959, Peter Doig débute sa carrière artistique dans les années 1980, à contre-courant d’une époque marquée par la contestation de la peinture en tant que médium. En 2002, il choisit de retourner vivre à Trinidad, où il avait passé une partie de son enfance. C’est là qu’il peint Red boat (imaginary boys). Et l’on ne peut s’empêcher de penser à Gauguin, parti un siècle plus tôt à Tahiti, puis aux îles Marquises, en quête de lumières vierges et de couleurs neuves. Comme lui, Doig trouve sous les tropiques un terrain propice à ses explorations picturales. 

Avec sa palette exubérante – couleurs éclatantes, acides, excessives – il décrit des lieux à la fois féériques et teintés d’une certaine mélancolie, nostalgiques d’un temps qui ne serait plus mais qu’on ne saurait pour autant tout à fait déterminer. Ses paysages baignent en effet dans une atmosphère floue qui les rend difficilement définissables, quelque part aux frontières de l’étrange et du familier, du passé et du présent. Ce sont des mondes suspendus, comme entr’aperçus en rêve, ponctués de présences légèrement fantomatiques : figure solitaire contemplant son reflet dans un lac au milieu d’une forêt mystérieuse, homme de dos marchant vers une destination inconnue, silhouettes fugitives qu’on distingue entre les flocons. Ces personnages paraissent se fondre dans l’immensité de la nature environnante ; sensation accentuée par les formats souvent magistraux des toiles que l’artiste utilise. Parfois, les lieux ont été désertés mais l’absence de l’homme semble alors résonner en creux dans les compositions, comme dans la série de travaux que Doig réalise autour de l’Unité d’habitation construite par Le Corbusier à de Briey-en-Forêt. 

A l’instar des paysages américains de Hopper ou des intérieurs nordiques de Hammershøi, les tableaux de Doig instillent en celui qui les observe un sentiment vaguement menaçant. Travaillant le plus souvent à partir de photographies d’archives, l’artiste touche en effet en nous quelque chose d’intime, évoquant des souvenirs évanouis, des images oubliées. Peintes aux confins du réel et de l’imaginaire, ses toiles habitent longtemps celui qui les contemple, laissant dans la rétine une sensation durable, quoiqu’indistincte, d’inquiétude existentielle.

Paul Nyzam est spécialiste en art contemporain chez Christie’s.