La perspective inversée ou l’envers du décor

20.03.2017
Andreï Roublev (1360/70 - 1428) -  Archange Mikhaïl de Roublev de la déisis de la Dormition de Zvenigorod (1420),  Galerie Tretiakov, Moscou

Andreï Roublev (1360/70 - 1428) - Archange Mikhaïl de Roublev de la déisis de la Dormition de Zvenigorod (1420), Galerie Tretiakov, Moscou

La perspective picturale, qui traduit des volumes dans un espace bidimensionnel et les étage dans un champ de profondeur, apparaît être une représentation réaliste de la réalité appréhendée par le regard. Or tout y est artifice et mensonge. Sa réalité est une illusion idéologique.

Dans son exposé La perspective inversée datant de 1919, Pavel Florenski (1882-1937) redore l’aura véritable de l’icône en regard de l’art universellement révéré de la Renaissance. Fort d’une érudition tant historique que technique, habité d’une conviction aux deux faces esthétique et spirituelle, l’auteur analyse comment la représentation perspectiviste, qui semble naturelle à l’individu moderne parce qu’elle lui est enseignée dès l’enfance, est au vrai une construction mathématisée sciemment choisie parmi d’autres et sous-tendue par une vision du monde et un programme anthropologique.

L’icône véritable, cette forme picturale de l’art chrétien orthodoxe d’origine byzantine et qui s’épanouira en Russie, peint des Saints : ces peintures sont mystiques en ce que c’est l’aura de la présence réelle de la personne sainte qui apparaît dans l’icône. Cette présence réelle s’oppose à la représentation réaliste que figure la perspective. Tout en l’icône semble une aberration d’appréciation optique, de proportions, de rehaussements de lignes de force et de coloris : or ce sont des choix formels, des savoirs picturaux maîtrisés par de grands artistes, des symbolisations véridiques. L’icône est la vie même de la peinture, non une peinture qui imite la vie.

Florenski rappelle que la perspective, c’est-à-dire l’interposition d’un écran – l’espace plat du dessin – entre le point de vue du regardant et un point de fuite imaginaire derrière l’écran vers lequel convergent les parallèles, est une technique d’illusion optique qui fut premièrement appliquée dans le cadre de la scénographie antique, pour produire des peintures de décors de théâtre. La perspective n’est mise en œuvre que pour tromper, afin de donner un effet de réalisme. L’auteur suppose que l’état des connaissances mathématiques et géométriques des anciens, égyptiens et grecs, leur aurait suffi à avancer une théorie de la perspective, mais que leur art pictural, tout comme celui de Chine, n’en avait aucune nécessité.

Cette théorisation de la perspective, d’abord annoncée par le génie de Giotto, aux piètres motivations spirituelles selon Florenski, et pour cause pense-t-il, advient avec les artistes humanistes italiens du XVe siècle, Filippo Brunelleschi, Paolo Uccello, Leon Alberti et son traité De Pictura, et bien d’autres jusqu’à son couronnement théorique, empirique et esthétique par Leonard de Vinci, Raphael et Michel-Ange.

Or ce que Florenski démontre, c’est que les plus grandes peintures de ces génies perspectivistes trahissent à dessein la rigueur des lois de la perspective au bénéfice de l’art, du sens et du message. Soit par la perspective inversée, où la hauteur d’un personnage est relative à son importance plutôt qu’à sa distance, soit par des procédés plus savants d’agencements de divers points de vue de perspectives pour faire valoir l’importance d’un élément central. La vérité de l’art exige de se défaire des mensonges de l’artifice qu’est la perspective.

Mais plus encore que cette mise en regard de « la vérité de l’être » avec « la vraisemblance du paraître », le propos de l’article voit plus loin, en écartant l’opposition acceptée entre une peinture primitive qui symbolise la réalité et une peinture moderne qui la dépeint fidèlement grâce à la science de la perspective : car la perspective est aussi une symbolisation, qui répond à une finalité : celle du projet moderne. Florenski démontre, théorèmes et travaux scientifiques à l’appui, l’impossibilité d’un réalisme pictural : tous les points d’un volume ne peuvent être reportés sur un plan. Un simple bout de coquille d’œuf sera réduit en poudre sur une surface plane. Le naturalisme réaliste est irréalisable. La perspective est donc un symbolisme qui se dissimule en exigeant qui plus est des conditions absurdes car antinaturelles : immobilité absolue du spectateur, usage d’un seul œil, réduction de sa perception à la seule vision affranchie des autres sens, du mouvement, du psychisme, de la mémoire, etc. Ainsi la peinture perspectiviste se détourne de « l’invention de symboles » propre à l’acte pictural pour se livrer à la « fabrication de simulacres » propres à une intention idéologique.

Cette dernière est celle du Sujet et de l’ordonnancement du monde au sein d’un espace euclidien étalonné et fonctionnel. Se détournant de sa fonction spirituelle, la peinture perspectiviste indique une direction dans l’espace et dans le temps : celle d’un monde domestiqué où tout est ordonné et assujetti à des lois agençant être et choses entre eux – le monde occidental bourgeois selon l’auteur. Tandis que l’art véritable présente chaque chose dans sa réalité première et autonome : un visage, une main, un mur, un arbre, tout comme l’enfant la crayonne de son savoir naïf avant que la perspective ne lui ait été inculquée à l’encontre de ce dont ses sens l’instruisent.

La perspective est un mirage. Son monde est un théâtre qui n’a rien de réel. Son apparition s’inscrit dans une histoire, celle du projet moderne né à la Renaissance, et est cautionnée par une histoire de l’art qui la présente comme un progrès par rapport à l’obscurantisme primitif. Aussi la perspective, qui est une mathématisation de la représentation de l’espace, répond à un projet temporel, remplaçant l’art théologique, tourné vers Dieu, par un art téléologique qui considère une finalité ultime et où toute chose s’inscrit dans un système de relations menant à une destination historique. La perspective indique un monde à réaliser plutôt qu’une réalité du monde à recevoir.

 

Nota Bene : Pavel Alexandrovitch Florenski (1882-1937) était théologien, philosophe, mathématicien, inventeur et prêtre. Son génie, son savoir universel et sa ferveur lui valurent la comparaison avec Pascal ou Vinci par ses contemporains. Il mourut en martyr du régime stalinien, condamné au goulag puis exécuté.

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