Peinture en tube

10.09.2018
John Singer Sargent (1856-1925) - Claude Monet peignant à l’orée d'un bois, en 1885 (peinture produite par Miss Emily Sargent et Mrs Ormond grâce au National Art Collections Fund en 1925), Tate Modern, Londres

John Singer Sargent (1856-1925) - Claude Monet peignant à l’orée d'un bois, en 1885 (peinture produite par Miss Emily Sargent et Mrs Ormond grâce au National Art Collections Fund en 1925), Tate Modern, Londres

L’invention du tube de peinture au XIXe siècle a changé le paysage pictural. Le conditionnement de la couleur fut une interférence majeure de l’industrie dans le monde des artistes. Et ceux-ci modifieront leur façon de peindre ce nouveau monde du progrès technique qui naît alors.

Dans l’histoire européenne de la peinture jusqu’à la révolution de l’impressionnisme au XIXe siècle, la renommée d’un maître, de son atelier, puis de ses disciples, n’était pas seulement imputée à sa main, à son art de la représentation, mais aussi à la qualité de ses couleurs : chacun se procurait ses pigments dont la source n’était pas la même pour tous. Leurs élèves les broyaient et mélangeaient à un liant avec ses secrets de préparation. Les couleurs étaient propres à chaque atelier, ou à chaque cité où une tradition et ses techniques prévalaient. Ces procédés étaient confidentiels. Les liants, d’huiles diverses, de résines, de jaune d’œuf, pouvaient parfois être associés à d’autres matériaux aux effets occultes, l’arsenic, poudre de pierres semi-précieuses, excréments séchés d’animaux aux vertus surnaturelles…

La nouvelle ère du XIXe précipite les évolutions. Les ateliers tendent à disparaître, les écoles d’art naissent. Les marchands de couleur se substituent peu à peu aux disciples qui broyaient les pigments pour leur maître. Alors l’industrie investit le champ de la couleur, qu’elle produit désormais par des procédés normalisés. La peinture représente un marché économique profitable. Aux artistes de métiers s’ajoutent les peintres du dimanche. L’offre des gammes de couleurs proposées s’étoffe.
Le souci qui demeure avec la peinture à l’huile est son stockage. Les vessies de porc font un temps l’affaire. En 1841, John Goffe Rand, artiste américain, dépose un brevet de tube et d’une pince permettant de conserver la peinture dans un cylindre en plomb. La conservation de la peinture dans des tubes en étain, vint d’Angleterre, avec leur commercialisation par Winsor & Newton. Puis en France, la maison Lefranc & Bourgeois œuvra considérablement à cette évolution, en améliorant les matières ajoutées, d’une part moins toxiques et de l’autre assurant plus de stabilité, de fixité au teintes vendues. Surtout, elle commercialisa en 1859 un tube souple avec un bouchon à pas de vis. Ces nouvelles peintures ont une meilleure adhérence sur divers supports, sont plus indélébiles, sèchent mieux et vite, conservent leur teint avec le temps, et leur brillance ou leur matité est d’une obtention plus aisée. Surtout ces couleurs en tube se transportent, permettant aux artistes de peindre in-situ, et souvent en plein air.

Quoique le tube de peinture soit apparu quelques trois décennies avant la datation officielle du début de l’Impressionnisme – dont l’éclosion en mouvement artistique avait bien sûr de plus anciennes racines et filiations, on lui prête un rôle décisif dans cette évolution de l’art pictural. Le tube de peinture, avec le train, et alors que la photographie était en grand essor, furent concomitamment des évolutions technologiques et techniques qui émulèrent l’art de la peinture à se mouvoir avec son époque, en rupture avec une certaine tradition.
La photographie, ses portraits, exempta d’une certaine façon l’art pictural d’une reproduction mimétique de la réalité.
L’ère est celle du mouvement d’une part, les évolutions techniques et scientifiques d’alors sont considérables, le monde d’antan est bouleversé. D’autre part, c’est aussi l’ère d’une société de citoyens, soit d’individus dont les pensées et sentiments sont légitimes et exprimables. Ces deux aspects se traduisent chez l’artiste dans la volonté de saisir le mouvement, le fugitif, et de traduire formellement ce que ses sens perçoivent, ses « impressions ». Le coup de pinceau se fait plus vif, les formats de peinture souvent plus petits, de façon à saisir les effets de la lumière changeante sur le sujet peint, qui le transforment d’un instant à l’autre. Les tubes de peinture à l’huile permettent ces aventurées picturales. Le peintre, avec son chevalet, ses pinceaux et tubes, peint en pleine campagne, quand auparavant il en tirait des croquis dont il ferait des peintures à son atelier. Et le train lui permet alors de se rendre aux campagnes éloignées où des points de vue et leurs lumières sont renommés. Enfin les horaires de retours aussi auront pu parfois contraindre les artistes à finir leur toile en évitant la belle étoile.

Ainsi cette peinture impressionniste ne doit pas tout à la seule invention du tube de peinture, mais n’aurait probablement jamais pu advenir sans lui, ou tout autrement.

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