Paysage sonore

24.06.2016
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L’expression « paysage sonore » est passée dans la langue courante. L’emploi d’une notion visuelle dans le domaine acoustique n’est pourtant pas une métaphore. Conceptualisé par Raymond Murray Schafer, le « soundscape » est une pratique de savoir, d’esthétique et d’écologie.

Tout individu est constamment baigné dans un environnement sonore. L’oreille étant sans paupière, il ne peut s’y soustraire. Musicien et théoricien, le canadien Schafer, dès 1969, fit de cet environnement un champ d’étude dont la finalité est l’harmonie – à percevoir autant qu’à créer – qualifiée d’écologie sonore. Un champ sonore est le périmètre d’audition à un endroit donné : il comprend tout type de son, naturel, urbain, musical. Il est considéré comme une entité. Celle-ci est constituée de phénomènes sonores dont la superposition produit une perspective, qui justifie le terme « paysage ». Trois phénomènes sonores essentiels se discernent : les sonorités toniques (comme la tonalité d’un accord, sa note fondamentale) forment le fond sur lequel tout autre son s’étagera : typiquement la mer, le vent dans la forêt – ou aussi bien la circulation ; le son signalétique indique un objet et renvoie à une idée, une représentation ou un évènement comme les cloches d’une église ; le marqueur sonore localise ce paysage sonore (par exemple les sirènes de bateaux) : il est familier et crée l’identité acoustique d’une communauté. Ces trois marqueurs fondamentaux ne sont que le seuil conceptuel de la théorie de Schafer.

Cette considération du son comme un paysage ayant ses clefs d’analyses donne lieu à des études pratiques. D’abord d’apprentissage de l’écoute au fil de marches sonores : la concentration d’écoute permet l’examen de cette dynamique acoustique qui développe son espace à l’intérieur de soi – contrairement à la vision – dont l’intrusion est rarement accueillie avec attention. Ensuite de  techniques d’enregistrement d’un paysage sonore, avec le développement d’outils audio de plus en plus sensibles et fidèles. Le « field recording » est un champ d’étude à lui seul, utilisé pour mesurer l’impact acoustique d’un endroit, en ethnomusicologie (on pense aux fameuses archives du blues américain de John Lomax, pionnier très antérieur à la définition du « field recording »), en bioacoustique… mais aussi en musique, avec des auteurs de musique concrète.

Cette appropriation du « field recording » par les musiciens contemporains – agençant des sons enregistrés, ou intégrant des captations sonores dans leurs compositions – est l’occasion de revenir sur la notion d’écologie sonore, qui diffère absolument du champ musical. Ce dernier s’approprie les sons en les utilisant comme une matière plastique. En revanche, l’écologie sonore considère un environnement au sein duquel elle analyse les conditions de vie acoustique des individus, cherchant dans quelle mesure celle-ci est agréable ou pénible, bienfaisante ou nocive. Pour Schafer, il est une harmonie naturelle du monde sonore, avec ses cycles et ses timbres qui interfèrent agréablement ensemble. Cette harmonie inclue le champ de la vie sociale. Elle forme un chant orchestral qu’il assimile à la hi-fi, où chaque son est original et distinct. Mais cette harmonie est selon lui perturbée lorsque la somme des sonorités industrielles et urbaines, répétitives et heurtées, l’emporte. Alors les sons se stratifient et se confondent en produisant une pollution sonore lo-fi. Intégrées à l’architecture, l’écologie acoustique et le « sound design » peuvent y remédier autrement que par la seule insonorisation. Cette théorie de l’harmonie originelle du monde reste propre à Schafer et nombre de ses héritiers divergent ou explorent d’autres voies.

Cette prise en considération du paysage sonore semble particulièrement salutaire de nos jours. D’une part certains sons naturels tendent à disparaître (le chant d’espèces éteintes…), de l’autre le niveau mesuré d’intensité sonore augmente, surtout dans les lieux publics. Il est ici intéressant de considérer combien la qualité des images s’est perfectionnée (écrans, pixellisation HD) tandis que celle de l’offre acoustique s’est dégradée (sonos, oreillettes de basse qualité). Or la qualité acoustique et la qualité d’écoute sont des critères déterminants de la paix, intérieure autant que sociale, qu’on ne sait parfois plus entendre.