Outrenoir

12.10.2015
Pierre Soulages, Peinture 136 x 136 cm, 24 décembre 1990. Copyright: © Christie's Images, 2015.

Pierre Soulages, Peinture 136 x 136 cm, 24 décembre 1990. Copyright: © Christie's Images, 2015.

Paul Nyzam, spécialiste en art contemporain chez Christie’s, revient sur l’œuvre de Pierre Soulages et ses outrenoirs.

« Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. »  C’est par ces mots que Pierre Soulages commence le récit du jour où sa peinture a pris une orientation décisive, qui imprégnera durablement son travail jusqu’à ses œuvres les plus récentes. Maître de l’abstraction d’après-guerre, auteur d’une œuvre déjà riche de trois décennies de recherches et d’expérimentations, ayant fait l’objet de nombreuses expositions à travers le monde, Soulages utilisait jusqu’alors le noir dans sa puissance d’expression en opposition avec les autres couleurs : le blanc de la toile laissée en réserve, ou bien les rouges, les ocres et les bleus sur lesquels venaient souvent s’appuyer ses compositions. Pour la première fois, en ce début de l’année 1979, le noir se retrouve seul, partout sur la toile. « Le lendemain quand je l’ai montrée à Colette [sa femme], avec sa réaction j’ai compris que c’était vraiment une peinture autre. » Une « peinture autre » à laquelle il donnera un nom qui sonne comme une signature : outrenoir.

Outrenoir. Comme on dit outre-Manche ou outre-Atlantique, l’outrenoir nous invite à franchir une frontière, à nous aventurer en pays étranger. Et dans cet ailleurs, découvrir comment le noir, en saturant la surface de la toile jusqu’à l’excès, engendre une réalité autre, un champ mental nouveau. Ainsi, avec lui, la couleur n’est plus sur la toile, elle ne surgit plus des tréfonds de la surface comme c’était le cas avec les peintures des décennies précédentes : elle jaillit désormais des modulations de la lumière sur le relief de la matière picturale.

Les toiles réalisées par Soulages après 1979 ne peuvent de ce fait pas être qualifiées de monochromes. Elles invitent l’œil à saisir les infinies variations de textures qui scandent la surface du tableau : tantôt lisse, tantôt striée ; balayée par endroits des mouvements calmes et amples qu’imprime la lame ou la brosse, découpée ailleurs de sillons courts et nerveux, tranchés au couteau dans la pâte épaisse de la peinture. Autant d’irrégularités qui accrochent ou rejettent la lumière en fonction de l’emplacement depuis lequel on les observe : ce faisant, le noir sera profond ou clair, mat ou brillant, gris anthracite ou presque blanc.

Il agit dès lors comme une mise en abyme de la condition du spectateur : puisque l’œuvre n’est jamais la même selon l’endroit d’où elle est regardée et la lumière qui s’y projette, il n’en existe jamais de lecture unique, définitive et incontestable ; le tableau s’avère au contraire un espace qui se construit et se déconstruit en permanence. Voilà probablement dès lors l’expérience la plus saisissante à laquelle nous invite l’outrenoir : celle de notre radicale solitude face à l’œuvre regardée.