OuLiPo

08.08.2016
ambigram-oulipo-by-basile-morin

 

Les chemins de traverse de memento parmi les manèges du langage – lettres dansantes, langue des oiseaux – passent par la case OuLiPo. C’est le nom d’un groupe qui rassemble des oulipiens. Ce sont de drôles de lettrés qui s’inventent des jeux littéraires très contraignants.

OuLiPo est l’acronyme d’Ouvroir de Littérature Potentielle. Il est créé en 1960, par un mathématicien, François Le Lionnais, et un écrivain et poète bien connu, Raymond Queneau, également érudit génial. A l’époque, celui-ci travaillait à sa composition de ses Cent mille milliards de poèmes : soit un seul sonnet (deux quatrain, deux tercets) dont tous les vers seraient interchangeables… la combinatoire donne alors 104 (cent mille milliards) de poèmes potentiels, dont beaucoup moins de sonnets toutefois (parce qu’ils doivent respecter un ordre de rimes précis) : «En comptant 45s pour lire un sonnet et 15s pour changer les volets [chaque vers] à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture, et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails). » commentait Queneau. L’OuLiPo fut créé pour lui venir en aide dans cette entreprise de combinatoire littéraire à la rationalité enragée. Et c’est depuis un atelier littéraire animé par des intelligences débridées parquées dans des carcans d’entraves temporaires…

La licence consiste à faire seulement ce que l’on veut. La liberté consiste à se donner ses propres lois, puis les observer. La licence asservit le sujet à ses désirs là où la liberté assujettit ces désirs à une volonté supérieure. Cela revient à exprimer ce paradoxe que les contraintes sont émancipatrices. Appliquée à la création artistique, cette pensée pose que les contraintes formelles stimulent l’imagination d’un artiste. Sa liberté s’accroît grâce à la nécessité de faire valoir son intention en respectant des impératifs. C’est l’idée maîtresse d’Oulipo, possiblement pour sortir des pièges du Surréalisme. « Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore. » avait écrit Queneau avant Oulipo. De petites contraintes ont donné des jeux aux résultats tordants et tordus, souvent mathématiques, comme substituer dans un texte tous les mots par le énième mot qui le suit dans le dictionnaire. De grandes contraintes ont donné des ouvrages, le plus connu restant à jamais La Disparition de Georges Perec, paru en 1969, écrit sans une seule occurrence de la lettre e. Queneau, Perec, Italo Calvino sont les écrivains les plus glorieux de l’association, dont les membres n’ont cessé de se renouveler, et dans laquelle l’amitié et l’amusement prévalent. Ils se réunissent une fois par mois.

Les deux grandes tâches d’Oulipo sont le synthoulipisme, qui désigne cette expérimentation de contraintes littéraires nouvelles, et anoulipisme, qui consiste à répertorier dans l’histoire de la littérature les écrivains ayant travaillé avec des contraintes d’écriture avant la création de l’Oulipo, et promus par ce tribunal joyeux et savant au noble rang de « plagiaires par anticipation ».

Oulipo n’est pas un mouvement littéraire ni un regroupement d’universitaires. Il ne conceptualise pas de genre. Ses membres, férus d’idiome (des fous de mots !) et arpenteurs d’écrits en tous sens, se livrent ensemble à un alpinisme chevronné sur les pics farfelus de la langue. Leurs contraintes d’écriture, de vrais pièges à lettres – des rédigés à rets sans arrêt plein d’arêtes pour faire simple – donnent lieu à autant de ruses amusées. A l’inverse des procédés (parmi lesquels la langue des oiseaux) qui recouvrent une idée spiritualiste selon laquelle la langue recèle des mystères sacrés que seuls des initiés savent déchiffrer, l’Oulipo travaille à faire fulgurer des combinaisons d’agencements syntaxiques (structure) et sémantiques (sens). Et on n’a pas fini de rire.