Odyssée en agate

06.10.2017
Agate, collection de Roger Caillois, dans son ouvrage L'écriture des pierres (photo © François Farges)
Muséum national d'Histoire naturelle, Paris.

Agate, collection de Roger Caillois, dans son ouvrage L'écriture des pierres (photo © François Farges) Muséum national d'Histoire naturelle, Paris.

La limpidité colorée des agates étale des récits d’images figés. D’un âge géologique sidéral et si antérieur à l’aîné mal dégrossi de l’hominidé, l’agate présageait déjà ses paysages, ses abstractions et ses songes. Ces cristallisations somment l’imaginaire de faire œuvre de divination.

La scission des savoirs est ainsi sanctionnée que l’on se représente la science d’un côté et la divagation poétique de l’autre. De l’un, ce sont des remontées de laves basaltiques chargées de gaz dont les cavités ont abrité des coalescences en sédimentation rythmique de silice gelée avec des éléments chimiques et autres colorants naturels multiples, au fil de « hasards aveugles et mécaniques. » (Roger Caillois). De l’autre, l’esthète sublime, le peintre et poète Mi Fu de la Chine du XIe siècle, s’absorbe en contemplant son agate « Yen Chang » (un «encrier montagne» figurant des dentrites), qu’il avait difficilement obtenue en lui troquant un tableau de grande valeur, et s’abandonne à une « randonnée mystique » dans « une particule de poussière où se trouvait offert un monde », formulation taoïste signifiant l’extase spirituelle.

Entre ces deux pôles se fraye la voie de la « science diagonale » investiguée par Roger Caillois, à la fois conceptuelle et sensible, savante et intuitive. Car « il existe une parenté secrète entre les voies aveugles de la matière inerte et celles de la liberté et de l’imagination. Les unes et les autres utilisent des cheminements analogues quoique sans cesse plus délicats, bientôt sophistiqués infiniment. ». Les atomes ne furent-ils pas conjecturés par des philosophes grecs longtemps avant qu’ils fussent découverts ? Dmitri Mendeleïev n’avait-il pas pressenti des éléments de sa classification périodique des éléments avant qu’ils ne prissent place dans son tableau ? La magie primitive n’avait-elle pas institué des notions (substance, nature, forces) qui seraient reprises par les sciences ? Ainsi Caillois écrit-il au sujet de la fameuse agate détenue par le roi d’Epire, Pyrrhus : « […] chacun des rapports fragiles que conjecture et risque la poésie, qui émeuvent et qui éclairent, qui enrichissent, relève du même parti pris de divination. Il est si vaste et si premier que jusqu’aux sciences les plus précises lui sont tributaires et commencent par lui. » (Images, images…) Le fantastique que révèle l’image d’une agate n’est pas une futile jouissance esthétique, mais annonce la « cohérence multiple » de l’organicité du Cosmos. Minéralogie, botanique, anatomie, astronomie, génétique révèlent des parentés de structure annoncées par ces traversés obliques de la « science diagonale », éclairées par l’imagination poétique.
Cofondateur avec Georges Bataille et Michel Leiris du Collège de sociologie, Roger Caillois avait suivi les cours de Marcel Mauss et croyait aux sources anthropologiques communes de la science et de la magie : l’attitude magique, le pari analogique du fantastique doit accompagner les sciences positives « par un essai d’extension du champ de la conscience pour y intégrer le monde suprasensible » (Roger Caillois, Le mythe et l’homme). Cette excursion spirituelle conciliant l’objectivité empirique à la subjectivité imaginative procède d’une intuition de l’unité de l’univers. Ainsi, dans L’écriture des pierres : « Pareille rencontre n’est pas illusion, mais avertissement. Elle témoigne que le tissu de l’univers est continu et qu’il n’est pas de point, en l’immense labyrinthe du monde, où des cheminements incompatibles, venus d’antipodes bien plus radicaux que ceux de la géographie, ne puissent interférer en quelque carrefour que révèle soudain une stèle commune, porteuse des mêmes symboles, commémorative d’insondables et complémentaires fidélités. » Ainsi au sujet d’une image minérale, celle d’une agate par exemple : « Il me semble alors découvrir pourquoi de telles images exercent sur l’esprit une si puissante fascination, surprendre les motifs souterrains de l’inlassable et déraisonnable ardeur qui pousse l’homme à doter d’un sens toute apparence dépourvue de signification, à partout guetter des correspondances et à les créer où elles manquent. Je discerne là l’origine de l’invincible attrait de la métaphore et de l’analogie, les raisons d’un étrange et permanent besoin d’identifier. Je me retiens à peine d’y soupçonner une antique et diffuse aimantation, l’appel du centre, le souvenir obscur, presque aboli, ou le pressentiment, inutile chez un être aussi chétif, de la syntaxe générale. »

Mais, de l’imaginaire propédeutique (élément de connaissance préalable à une étude plus approfondie) et euristique (qui guide une découverte en procédant par hypothèses directrices) à l’affabulation mythomane, la distance n’est comme qui dirait qu’à un jet de pierre. Il n’est que de regarder, pour s’en convaincre, la fameuse agate de Pyrrhus, ce roi qui régna au début du 3ème siècle avant notre ère, plus connu pour sa victoire qui coûte plus cher qu’elle ne rapporte. Son agate figurait Apollon et son luth ainsi qu’un chœur réunissant les neufs muses, chacune avec son attribut respectif. Dès l’antiquité, elle fit l’objet de reventes à des prix astronomiques. Trois siècles plus tard, l’historien romain Pline l’ancien la décrirait sans que l’on sût s’il l’eût jamais vue. Au XVIIe siècle, l’orientaliste Jacques Gaffarel, bibliothécaire du Cardinal de Richelieu, en vantera la beauté, telle un tableau, dont il ne pouvait que s’en faire une idée par ses lectures et son imagination. Cette pierre a tant roulé les esprits qu’elle a amassé de la mousse à la barbe du proverbe, car le bruit n’a-t’il pas couru que cette pierre mythique sommeillait dans le coffre d’un illustre collectionneur, qui ne le montrerait à personne ?

L’image proposée par chaque agate est unique : voilà une qualité que les pierres précieuses peuvent jalouser à cette pierre fine, que toutes les cultures qui l’ont connue, Sumériens, Egyptiens, Babyloniens, Chinois pour les plus anciennes et jusqu’à aujourd’hui, parèrent de vertus médicinale, mystique et proprement magiques, dont, ironie, l’invisibilité. Chaque image d’agate offre sa « leçon de sérénité » selon l’expression de Caillois. Naturellement, « le dessin des agates ou le dessin des jaspes n’est pas dans la pierre mais c’est l’imagination qui l’y met. » et les dessins des pierres « ne proclament nulle noblesse ou ascendance authentifiée, sinon celle de l’immense et anonyme univers. » (L’écriture des pierres)

Nota Bene :

«La vision que l’œil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L’imagination l’enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, du savoir, avec tout ce que laissent à sa discrétion l’expérience, la culture et l’histoire, sans compter ce que, d’elle-même, au besoin, elle invente ou elle rêve. Aussi n’est-elle jamais à court pour rendre foisonnante et despotique jusqu’à une presque absence. »

« C’est que les pierres présentent quelque chose d’évidemment accompli, sans toutefois qu’il y entre ni invention ni talent ni industrie, rien qui en ferait une œuvre au sens humain du mot, et encore moins une œuvre d’art. L’œuvre vient ensuite; et l’art; avec, comme racines lointaines, comme modèles latents, ces suggestions obscures, mais irrésistibles. Ce sont avertissements discrets, ambigus, qui à travers filtres et obstacles de toutes sortes rappellent qu’il faut qu’il existe une beauté générale, antérieure, plus vaste que celle dont l’homme a l’intuition, où il trouve sa joie et qu’il est fier de produire à son tour. Les pierres – non pas elles seules, mais racines, coquilles et ailes, tout chiffre et édifice de la nature – contribuent à donner l’idée des proportions et lois de cette beauté générale qu’il est seulement possible de préjuger. »

 Ces citations de Roger Caillois sont extraites de l’ouvrage L’écriture des pierres.