Le Narcisse Noir

15.07.2016
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En son altitude tourmentée de vent, ce palace en à-pic du Népal, harem abandonné, isolé et désolé, ravive les mémoires en soufflant sur le passé comme sur un feu… Les braises de l’inconscient y rougeoient. Les cinq nonnes qui y fondent une Mission religieuse n’y résisteront pas.

Black Narcissus est un film réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger en 1947. Cette cime du cinéma reçut l’Oscar et le Golden Globe de la meilleure photographie (Jack Cardiff) et l’Oscar de la meilleure direction artistique (Alfred Junge) en 1948.

Le génie d’un artiste est de savoir produire la forme esthétique la plus apte à servir son sujet. L’histoire de Black Narcissus est l’implantation d’une mission dans un lieu reculé de l’Himalaya par des religieuses inexpérimentées, ignorantes de la culture locale et contraintes de s’associer les services du représentant local de l’Empire britannique, qui les rudoie gentiment et dont la virilité est porteuse de troubles. Mais le sujet de l’œuvre est la vie intérieure de ces femmes de foi livrées à elles-mêmes, leur passé qui les taraude, leurs vœux qui les interrogent, la tentation. Aussi la forme esthétique n’est pas une reproduction réaliste du lieu. Car la scène profonde est la psyché. Et Black Narcissus paraît être un rêve filmé.

Le prodige de ce grand œuvre de film est son artificialité absolue. Cadrages, découpage, narration, prestige de l’image – dont le maquillage ! – concourent à une totale mise en œuvre du langage du cinéma. Sa presqu’intégralité est tournée aux studios de Pinewood en Angleterre, sur un plateau incliné à 35° pour assurer la constance de la luminosité sur les décors. Les plans s’inspirent de la lumière des œuvres de Vermeer, du Caravage, de Rembrandt. Poppa Day, alors le plus grand spécialiste des trucages photographiques – qui avait assisté Méliès dès 1905, conçoit des peintures sur verre qu’il sur-imprime aux plans généraux filmés. Tout est factice, donc supérieurement réel. Le jeu d’acteur est exagérément juste. La scène finale des sœurs ennemies, comme deux pans d’une seule âme, s’affrontant au bord de l’abîme, fut chorégraphiée et chronométrée à partir d’une partition, puis interprétée au tempo d’un piano en jouant les accords – avant d’être par la suite orchestrée par Brian Easdale. La suprême maîtrise du technicolor également, donne pourtant naissance à un film qui puise son essence dans le cinéma muet et l’Expressionisme. Black Narcissus imprime l’esprit de visions indélébiles.

Le titre de l’œuvre vient du nom du parfum, Narcisse Noir, de la Maison Caron, créé en 1911. Porté par un jeune prince désireux d’être enseigné par les sœurs, il ravive des mémoires du temps d’avant leurs vœux… Ce parfum prestigieux était aussi celui que portait la mère d’Yves Coueslant lors de son enfance au Viêt-Nam, et dont il lui semblait qu’il la nimbait d’un halo capiteux. Par association d’idée, un hommage à ce trésor visuel du cinéma allait de soi, ainsi qu’il en va des harmoniques évocatrices de memento.