Narcisse en miroir

10.02.2017
Le Caravage, Narcisse, 1598-1599, huile sur toile, conservé à la Galerie nationale d’art ancien de Rome.

Le Caravage, Narcisse, 1598-1599, huile sur toile, conservé à la Galerie nationale d’art ancien de Rome.

Narcisse en miroir par Soko Phay

S’aimer soi-même de manière excessive, tel est le sens courant de la notion de narcissisme. Or il faut se méfier des raccourcis. Le mythe grec dont s’est inspiré Freud contient un paradoxe : le séduisant Narcisse qui rejette toute prétendante, même la belle nymphe Echo, a grandi sans jamais avoir vu un miroir. Le devin Tirésias, dans Les Métamorphoses d’Ovide, n’avait-il pas mis en garde ses parents au moment de sa naissance, en déclarant : « il vivra tant qu’il ne se verra pas » ? Le Caravage réussit le tour de force de peindre l’instant funeste qui attend le jeune héros : à genoux, appuyé sur ses bras écartés, il découvre avec délectation la grande beauté de son reflet dans l’onde miroitante. Le jeu puissant du clair-obscur, propre à la modernité du caravagisme, intensifie l’annonce d’un dessillement suprême : en dévisageant son visage, comme premier et ultime face à face avec soi-même, le jeune Narcisse prend conscience de son amour impossible. Condamné à ne pouvoir étreindre l’objet aimé, il tente désespérément de maintenir la magie de l’illusion. Il veut se mirer encore et encore… jusqu’à la folie du voir, jusqu’à mourir de ne pouvoir fusionner avec sa propre image.

Narcisse dépérit et son corps se transforme en une « fleur d’or de feuilles d’albâtre couronnée ». Même parvenu au séjour des morts, il continue à contempler ses traits dans le miroir d’eau du Styx. La mort ne délivre en rien. Condamné par les dieux à la clôture de son identité, il meurt pour avoir refusé la séparation initiale qui lui aurait permis de rencontrer l’Autre dans sa différence. D’une certaine manière, la fable d’Ovide fait écho à l’éthique de Levinas qui nous incite à instituer la vie comme enjeu d’altérité, à engager notre responsabilité face au visage d’autrui comme don de sa vulnérabilité. Toute quête identitaire passe par la reconnaissance de soi et de l’autre.

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’EHESS. Elle vient de publier Les vertiges du miroir dans l’art contemporain aux Presses du réel.