Musique cosmique (II)

29.07.2016
Karlheinz Stockhausen, 1980, par Claude Truong-Ngoc (© Claude_Truong-Ngoc)

Karlheinz Stockhausen, 1980, par Claude Truong-Ngoc (© Claude_Truong-Ngoc)

Karlheinz Stockhausen fut une grande figure musicale du siècle passé par son art, sa pensée, son dessein et son influence. Les fondateurs de diptyque l’admiraient et étaient de tous ses concerts parisiens. La réflexion profonde et utopiste du compositeur sur la « world music » illustre sa vision d’un humanisme œcuménique, c’est-à-dire  « qui s’étend sur toute la terre habitée. »

[suite…] C’est pourquoi Stockhausen engage donc les chercheurs occidentaux à archiver toutes les formes musicales traditionnelles en voie d’extinction – même si ce processus d’enregistrement pourra parfois précipiter leur perte déjà inéluctable. La muséification des arts qui en résultera n’est qu’une conséquence subsidiaire de cette démarche d’archivage, dont le but premier est de maintenir accessible toute une variété d’expressions et de cérémonies : afin que leur gisement vibratoire, fruit de siècles de transformations, vienne nourrir les compositeurs du futur ; afin que toutes ces formes cristallisées puissent être à leur tour transformées par les arts du futur. L’art a la nécessité de conserver ses racines pour échapper à sa standardisation. Il ne s’agit pas de pouvoir reproduire avec les facilités technologiques du synthétiseur des formes musicales exotiques, mais de maintenir à disposition mille formes de contraintes et d’orientations (associations rythmiques ou de sonorités par exemple) que tout créateur pourra apprendre et adopter pour canaliser son élan d’invention. Chaque forme est un dispositif de contraintes qui démultiplie la capacité d’innovation : le passé doit demeurer une ressource de techniques et d’inspirations.

Le mystique poursuit sa réflexion en estimant que tant que la science, qui domine le monde, n’aura pas investi le champ spirituel, l’épanouissement des talents musicaux supérieurs ne sera pas proprement possible. Seule l’interpénétration de formes musicales passées dans une intégration médiocre se poursuivra (ainsi devait-il considérer la dite « world music » d’aujourd’hui). Seul l’éveil spirituel réanimera la musique en tant que messagère d’une vibration originelle et divine. Alors la résonance de tous les rythmes et cultures disparus de l’humanité ressuscitera dans une métamorphose. Cette épiphanie musicale accompagnera une conscience en chacun de la totalité, en laquelle toutes les individualités sont en dépendance et reconnaissance mutuelles : une « world music. » D’ici là, les véritables musiciens devront probablement travailler dans des champs connexes, comme la recherche, et composer dans la clandestinité…

Rendre compte d’une pensée dont les débordements confinent au prophétisme est une opération délicate… Mais ce cheminement intellectuel du musicien inspiré et idéaliste illustre la vertu merveilleuse du voyage: l’étranger est un visage de soi-même, dont la disparition entraînerait la nôtre. Au fil des infinies façons dont se sont formalisés les arts s’exprime une façon d’avoir conscience de l’unité dont chaque culture n’est qu’une occurrence éphémère. Préserver la puissance de chacune, c’est inviter l’humanité de demain à comprendre les harmonies qui l’unissent.