Mise en pli

08.06.2015
Gilles Deleuze et Claire Parnet (photo © Marie-Laure Decker)

Gilles Deleuze et Claire Parnet (photo © Marie-Laure Decker)

Le philosophe Michel Foucault déclara au milieu des années 70 « Une fulguration s’est produite… un jour peut-être, le siècle sera deleuzien ». Sa prédiction semble se réaliser au XXIème siècle à l’heure où les cours de Deleuze n’ont jamais été autant vus sur Internet. Et par ces temps incertains, des artistes-musiciens, plasticiens, metteurs en scène de théâtre, cinéastes, architectes et bien d’autres encore-rejoignent sa pensée pour construire leurs propres œuvres, dans le monde entier.

Juste retour des choses : Gilles Deleuze fut un grand professeur mais surtout un créateur de concepts philosophiques. Il détestait l’abstraction et s’est employé à abattre les parois rigides de son domaine universitaire. Il a consacré des livres à la littérature, à la peinture, à la musique, au cinéma…

Comme quelques autres écrivains (Henri Michaux ou Samuel Beckett), Gilles Deleuze ne voulait pas apparaître à la télévision. Il finit par accepter en 1988 un long entretien de 8 heures filmé en vidéo à la condition que celui ci soit diffusé après sa mort. On voit ce moment où il se dit « pure archive » au début du film. Heureusement Pierre-André Boutang, le réalisateur-producteur, et moi sommes arrivés à contrarier sa funeste clause. En 1995, nous lui avons proposé un feuilleton découpé en épisodes de 12′ environ pour l’émission « Metropolis » sur Arte à partir des 25 lettres-séquences de l’Abécédaire. J’avais choisi cette forme arbitraire pour que ses concepts philosophiques croisent d’autres évènements de sa vie personnelle. Le bouche à oreille fonctionna et les téléspectateurs en parlèrent, comme s’ils étaient de nouveaux initiés. Sa parution posthume en cassettes, puis en CD décupla le succès de l’entreprise. Hors des livres et des cours, il est rare de voir un philosophe en train de penser. Ce qu’on voit dans ces images m’évoque un musicien qui jouerait lors d’une répétition avec des contraintes mais se laisserait aller à des « impros ».

Dans cet Abécédaire, à  la lettre « C » comme Culture, Gilles Deleuze nous dit « qu’il est sorti de la philosophie par la philosophie ». Il raconte alors les merveilleux courriers d’associations de plieurs de papier qu’il a reçus, après la publication de son livre sur Leibniz. Anecdote ?  Nullement, il se réjouit devant nous de ce qu’est une rencontre. Dés la première page du « Pli, Leibniz et le Baroque »,  Deleuze lance l’intrigue d’un problème qui lui est cher : la multiplicité. Descartes, trop rectiligne, n’a trouvé le secret ni de la matière, ni de l’âme quand le philosophe allemand lui a su les décrypter. Les perceptions claires viennent d’un sombre fond de l’âme où tout  se plie, se déplie et se replie à l’infini. Pour Gilles Deleuze, c’est ce qui caractérise l’époque Baroque à laquelle Leibniz appartient autant que Rubens. Des mots tels que « enveloppement, courbures, volutes, effluves » participent du vocabulaire de l’architecture baroque qui inspire alors les artistes mais aussi les penseurs.

Et les plieurs de papiers dans l’histoire ? Je voudrais rappeler une phrase du très beau « Proust et les signes » publié en 1964. « Tout se passe comme si la qualité enveloppait, retenait captive l’âme d’un autre objet que celui qu’elle désigne maintenant. Nous « développons » cette qualité, cette impression sensible comme un petit papier japonais qui s’ouvrirait dans l’eau et libérerait la forme prisonnière ». Par bien des aspects, « La Recherche » toute entière n’est elle pas, une manière d’origami en 7 tomes ? A la fin du XIXème siècle, le « japonisme » fait fureur lorsque Marcel Proust rencontre cet art ancestral et populaire.

 Claire Parnet

 

Gilles Deleuze

« Le Pli, Leibniz et le Baroque », Editions de Minuit

« Proust et les signes », PUF