Miroirs d’eau

07.04.2017
Nymphéas (1905), de Claude Monet (1840-1926)

Nymphéas (1905), de Claude Monet (1840-1926)

Les miroirs d’eau de Monet, par Soko Phay

« Claude Monet, au terme de sa longue vie (…), a fini par s’adresser à l’élément lui-même le plus docile, le plus pénétrable, l’eau à la fois transparence, irisation et miroir. Grâce à l’eau, il s’est fait le peintre indirect de ce qu’on ne voit pas. Il s’adresse à cette surface presque invisible et spirituelle qui sépare la lumière et son reflet », note Paul Claudel dans son journal, à la date du 8 juillet 1927. Son regard d’une grande acuité rappelle combien l’eau est pour Monet un sujet de peinture à part entière, lui servant de prétexte à de pures variations atmosphériques et lumineuses : gamme de couleurs, reflets changeants, tensions entre la surface et les profondeurs…, le tout baignant dans une lumière sans cesse en mouvement.

Monet a peint des centaines de tableaux où l’onde dormante est un motif récurrent, de la première toile datée de 1858 (le premier plan est barré par une rivière de campagne) aux Grandes Décorations de nymphéas à l’Orangerie où l’œil est littéralement absorbé par l’eau et ses reflets. Parmi ses nombreux Nymphéas, la série peinte en 1908 marque un tournant de par ses nouvelles recherches picturales : le format des toiles n’est plus carré, mais rond, les feuilles des nénuphars se confondent avec les reflets de nuages, le paysage, où l’eau pourrait être prise pour le ciel, est quasiment réversible. Il n’y a plus ni rive, ni appui, mais bien deux mondes, l’un fictif, tout en reflets, l’autre réel, constitué de nymphéas : deux univers dissociés, glissant l’un sur l’autre sans se rejoindre, comme les plans d’une géométrie non euclidienne.

Jamais le jardin d’eau n’a été plus plat et paradoxalement jamais l’espace qui s’ouvre au peintre n’a été si complexe. Une nappe d’eau sans bord et sans ligne d’horizon. Les nénuphars deviennent moins présents qu’auparavant et paraissent secondaires par rapport à l’onde miroitante. Seul subsiste le jeu subtil de l’eau avec le ciel qui se reflète en elle ; ses variations lumineuses semblent glisser à travers les feuillages, comme si elles couraient le long du tableau, passant sous les touffes qui émergent de chaque côté des reflets plus sombres. Les frontières entre l’eau, la terre et le firmament s’estompent progressivement ; les détails sont moins chargés, les contrastes moins marqués, conférant sérénité et douceur à la surface picturale. Les tons sourds sont si proches qu’ils amplifient l’effet monochrome, ramenant l’image à la surface, rendant difficile le déchiffrement spatial.

Monet parvient ici à un degré d’abstraction, jouant davantage sur les impressions et les réminiscences picturales. D’ailleurs, lors de son exposition « Les nymphéas, séries de paysages d’eau » chez Durand Ruel en 1909, Edgar Degas ne s’y trompait pas en déclarant à son ami peintre : « Tous ces reflets d’eau me font mal aux yeux… »

 

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’EHESS. Elle vient de publier Les vertiges du miroir dans l’art contemporain aux Presses du réel.