Mémoire de sabliers

08.05.2017
La Gazette Drouot - L'hebdo des ventes aux enchères - Sablier à deux ampoules en verre et laiton, travail allemand du XVIIIe siècle (Paris, Drouot-Richelieu, 9 mars 2010. Kapandji - Morhange SVV. M. Drulhon.)

La Gazette Drouot - L'hebdo des ventes aux enchères - Sablier à deux ampoules en verre et laiton, travail allemand du XVIIIe siècle (Paris, Drouot-Richelieu, 9 mars 2010. Kapandji - Morhange SVV. M. Drulhon.)

Nul espace où entreposer le temps. Chacun en a une idée intuitive, mais quant à dire ce que c’est, où il va, de quoi il est fait, et si une existence est pensable sans le temps, ces questions semblent éternelles. Par contre, en attendant, il n’est pas interdit de collectionner des sabliers.

Si bien des cultures revendiquent l’invention du sablier, et si les termes d’alors autorisent une confusion entre la clepsydre et le sablier, aucune trace avérée de sablier jusqu’à sa présence au XIVe siècle dans L’Allégorie du bon et du mauvais gouvernement et de leurs effets dans la ville et les campagnes (1337-1340), d’Ambrogio Lorenzetti, visible au Palazzo Pubblico de Sienne, en Italie, où le sablier est dans la main d’une des six vertus civiques : la tempérance. Le sablier accompagne l’essor du monde issu de l’âge médiéval, où le temps s’émancipe du sacré, quand l’Eglise scandait les heures de prière, pour accompagner la société civile dans le commerce, les traversées maritimes, les études et le temps privé.

Le sablier est de ces rares inventions humaines dont la perfection – sa plénitude dans son ordre d’utilité – empêche tout progrès, si ce n’est quelque évolution de façon, pareillement au livre dont on peut parfaire le papier et l’impression : dans le cas du sablier la qualité de son verre, celle de son sable, quelques graduations au sein de la durée qu’il mesure, mais son principe et son fonctionnement sont réalisés d’emblée. Ce sont deux ampoulettes hermétiquement abouchées l’une à l’autre par leur ouverture et communiquant par un minime orifice, et renfermant une quantité de sable dont l’écoulement total de l’une à l’autre mesure une durée. Tardivement après son invention, ces ampoulettes seront soufflées d’une pièce, et parfois plusieurs ampoulettes sont assemblées pour mesurer des périodes intermédiaires. Son maniement demeure identique, consistant à le renverser pour mettre en train ce transvasement équivalant à une quantité de temps.

Le sablier est une invention mystérieuse, ingénieuse et capitale.
Mystérieuse parce qu’elle matérialise le temps en matière, et son passage en quantité pondérable ; mystérieuse parce qu’on n’en connaît pas l’inventeur, parce qu’il n’y aura pas d’écoles de sabliers, et jusqu’à aujourd’hui où les collectionneurs de sabliers n’ont pas de revues spécialisées, de cotes de prix ; mystérieuse pour ses propriétés physiques, car l’écoulement du sable dans l’ampoule, le calcul de l’angle d’ouverture de celle-ci, de rotondité de sa paroi ou de pente du pan de verre pour éviter l’engorgement dans le goulet, le frottement du sable contre le verre, enfin les strates pyramidales d’amassement de sable dans l’ampoule inférieure, tous ces aspects de mécaniques des flux répondent à des lois physiques d’une complexité immense et non modélisable contrastant avec la simplicité de son principe de fonctionnement. Mystérieuse parce que le contenant et le contenu sont tous deux de sable, le verre étant du sable porté à haute température.
Ingénieuse parce qu’avec le sablier, la mesure du temps devient moins contraignante ; par rapport à ces clepsydres dont il faut remplir le réservoir de cette eau qui verse, qui gèle et dont les variations de pression ne permettent pas d’en graduer des intervalles de durée ; par rapport à ces cadrans solaires fixes en un endroit et dont la moindre ombre réduit à néant l’utilité ; par rapport aux chandelles graduées qui ne brûlent qu’une fois. Ingénieuse parce que le temps du sablier devient transportable, réversible et autonome, par ailleurs silencieux et peu couteux.
Capitale parce qu’avec l’internationalisation du commerce par les voies maritimes au long cours, le sablier va enfin permettre de mesurer un temps en mer permettant la mesure de la vitesse du navire et sa position en longitude, ce que l’on n’avait su faire jusqu’alors. Le sablier est un instrument vital pour la navigation loin des côtes. Capitale pour le système naissant d’économie marchande qui mesure le temps de travail, le temps d’étude, le temps de discours, de plaidoirie, et toujours celui de prêche et des temps de prières : le temps des tâches se segmente.

Pendant ce temps, le sablier prospère dans la peinture, signifiant le temps, la vanité, la mort, l’infini qui ne perd rien pour attendre son heure. Bientôt l’horloge mécanique sonne le glas du sablier, mais celui-ci est de ces inventions qui demeurent dans le patrimoine humain parce que sa portée symbolique survit à son obsolescence pratique, ainsi réapparaîtra-t-il dans les interfaces Windows lors de l’attente imposée par les opérations du processeur.

Voici quelques-unes des riches informations que rapporte Jacques Attali dans Mémoire de sabliers (chez Les éditions de l’amateur), ouvrage aux riches illustrations, rendant compte de son intérêt pour cet objet singulier qui l’a conduit à en être un collectionneur, ou plutôt, espère-t-il, un modeste amateur. En retraçant l’histoire du sablier, l’auteur rappelle que le ressort de toute collection est toujours un rapport au temps, une diversion pour rouler l’échéance. Un collectionneur se soustrait au terme ultime de la vie par sa passion dévorante. Il temporise en somme. Collectionner des sabliers revient alors à se livrer à la collection par excellence, qui se dessille du leurre qui la meut en thésaurisant ce qu’elle fuit : le temps compté.