Masque de tragédie

27.07.2018
Figurine en terre cuite d'un masque de théâtre représentant Dionysos, datant du 1er ou 2ème siècle av. J.C. et excavé à Myrina Musée du Louvre (© base Atlas)

Figurine en terre cuite d'un masque de théâtre représentant Dionysos, datant du 1er ou 2ème siècle av. J.C. et excavé à Myrina Musée du Louvre (© base Atlas)

Qui est donc ce masque de la tragédie antique aux sourcils arqués et yeux écarquillés, cheveux hérissés, figé dans sa mimique, tout de couleurs criardes, avec une énorme ouverture pour la bouche ? Un personnage mais lequel ? Celui de quiconque au seuil de la limite. Il nous alerte !

Les masques du théâtre tragique de l’antiquité athénienne, née au VIe siècle  avant J.C. avec Thespis, auteur et acteur renommé de son temps, lui sont consubstantiels. On lui attribue, ou bien à son élève Phrynicos, l’origine de la tradition de se grimer la face pour jouer, qui s’est transformée en confection et port de masques. Ils accompagneront les grandes tragédies toujours jouées de nos jours des trois géants du siècle suivant, Eschyle (525-456), Sophocle (496-406) et Euripide (485-406). 
Ils étaient fabriqués en matière végétale, lin, bois, cire ou cuir. Durant les nombreux siècles qu’a perduré la culture hellénique, puis hellénistique, puis romaine enfin, ces masques de théâtre n’ont cessé d’évoluer. Mais jamais ils ne manquèrent à l’appel du jeu de l’acteur. Seules des reproductions en terre cuite nous sont restées.

Les latins désignèrent ces masques par le mot de persona, qui éclaire sa fonction dans le théâtre antique. Le verbe personare (littéralement : pour résonner) signifie faire retentir, faire sonner de toutes parts, porter la voix. Persona désigna donc ces masques à la vaste ouverture pour la bouche, très probablement ouvragée de façon évasée pour faire porter la voix de l’acteur au plus loin dans les gradins.
Et d’aussi loin que l’on vît ce masque, celui-ci demeurait identifiable parce qu’il représentait les traits d’un archétype connu, selon des critères sus de tous (longueur des cheveux et barbe, couleurs, entre autres signes), ainsi le noble de naissance, le maître, le guerrier, le serviteur, l’esclave, le vieillard, le jeune éphèbe, la femme mère, la jeune fille pubère, etc.  Et certaines saillances outrées de ces masques dénonçaient une nature de caractère ou un trait psychologique, comme la noblesse d’âme, la bonté, la bonhommie, colère, la vanité, etc.
Ces masques pouvaient donc servir pour toutes les pièces, ils n’étaient pas la personnification d’un individu, mais d’un type de personnage que chacun a rencontré ou peut devenir : à l’exception de quelques masques individuels (Œdipe aux yeux crevés, le Minotaure, tel dieu, souvent Dionysos ou déesse…) le masque concernait tout un chacun… Ou encore, ce persona n’était pour personne en particulier et un peu tous à la fois.

Le grand penseur Cornélius Castoriadis explique lumineusement le sens du théâtre tragique, commençant par écarter l’expression commune de « tragédies grecques » comme fausse : la tragédie est athénienne, née dans une cité démocratique antique sujette à des questionnements philosophiques sur les limites de l’agissement humain face aux décrets divins.
Car les Grecs n’avaient ni dieu unique, ni livres sacrés, ni prophètes, ni notion du péché tel que le christianisme l’imposera. Dans leurs récits mythologiques les dieux font leurs affaires entre eux et avec les humains, qu’ils punissent sévèrement si ceux-ci leur font du tort ou contreviennent à leurs préférences. Mais les hommes qui se donnent leurs propres lois, comme il en est en démocratie, peuvent alors rentrer en conflit avec les prérogatives divines. Or quelle est la limite, la ligne à ne pas franchir ? La limite est ce seuil où l’agissement humain, emporté par ses passions, donne dans la démesure. Passé ce seuil est l’« hybris », cet excès d’humeur au sens fort, où l’orgueil conduit l’homme à outrepasser les lois sacrées, interroger celles de la Cité, mépriser celles de la raison, enfreindre celles du destin fixées par les dieux…
La  Tragédie est une mise en scène de cette possession d’orgueil par laquelle un être ose exiger plus du destin que la part qui lui avait été impartie. Ce théâtre avait ainsi un sens édifiant pour le public. Il lui enseignait une réflexion morale. Aussi le masque de l’acteur était-il une adresse personnelle à chaque spectateur, une grimaçante mise en garde.

Persona est donc ce  masque à travers lequel porte une voix, laquelle nous rappelle à l’ordre. Par cette ambiguïté que conserve le français, il n’est personne mais concerne toute personne… Au XXe siècle, le médecin psychiatre et penseur Carl Gustav Jung a fait désigner par persona le personnage social, cette identité qui n’existe que par son reflet dans l’œil qui la regarde. Mais c’est au XXIe siècle, au terme de plusieurs millénaires de comédie humaine que la science a su parfaire le seul vrai masque qui tienne la route, celui qui efface la mauvaise face par le vrai visage : le masque de beauté !