Manuel du savon

17.03.2016
Coalescence IV  (oil on linen) © Matthew Johnson (Olsen Irwin Gallery)

Coalescence IV (oil on linen) © Matthew Johnson (Olsen Irwin Gallery)

Le savon était en usage mille ans avant l’ère chrétienne. Des solutions nettoyantes voisines le précédèrent de plusieurs millénaires en Mésopotamie. Ses formes et composantes ont changé, ses variantes sont légions, mais le savon conserve le monopole des hygiènes mondiales.

Quelle identité peut donc avoir le savon sur tant de temps, alors que les matériaux qui le composent ne sont jamais les mêmes, tout comme ses usages ? Le savon est un composite dont les molécules ont une extrémité en sympathie avec l’eau et l’autre en affinité avec les corps gras. Lorsqu’il est brassé (avec de l’eau s’il est solide) cet agrégat moléculaires aux propriétés contraires mousse et fait des bulles: durant cet état instable, ces molécules dites amphiphiles retiennent les matières grasses d’un côté (en l’occurrence, la saleté) et s’allient à l’eau de l’autre. Nous voilà propres. Mais ces bulles ont mis en ébullition des générations de bulbes de savants, les laissant le bec dans l’eau, voire dans de sales draps. Ces molécules proviennent d’une réaction appelée saponification. Celle-ci sollicite des acides gras (graisses animales, végétales, huiles végétales..) et des sels métalliques (soude ou potasse caustique), souvent par combustion. Ensuite, diverses opérations et apports complètent la formation du savon : solide, liquide, parfumé, il en est une infinité de sortes. Or si la saponification était connue et mise en œuvre depuis des millénaires et de mille manières, ça n’est qu’en 1810 que Michel-Eugène Chevreul (encore lui !) parvint à rendre compte de son processus chimique d’hydrolyse. La voix de l’industrialisation du savon (19e siècle) et de l’invention de molécules de synthèse (20e siècle) était alors ouverte. Le terme de savon recouvre toutefois les produits industriels lavant que sont les détergents issus de la pétrochimie.

Dans les empires et dynasties située entre les fleuves du Tigre et de l’Euphrate, puis en Egypte, des pâtes de lavage étaient cuites, composées de corps gras – huile végétale ou graisse animale, de sel blanc, de cendre et d’argile. En Syrie, le savon de la ville d’Alep à base d’huile d’olive, de soude et de baies de laurier était renommé longtemps avant notre ère, et commercialisé dans le golfe méditerranéen.

Les voies maritimes longeant les côtes entre le Moyen-Orient, l’Italie et l’Espagne, Marseille devint un pôle de transit de matières premières. Des artisans de tous les pays vinrent y officier, faisant de la cité un centre de savonnerie. Avec ses oliviers, ses sels marins et ses cendres de salicorne de Camargue, la région de Provence procure les meilleures matières premières à cette industrie. Pourtant, des Arabes et des Turcs jusqu’aux Vikings, tous fabriquent du savon, chacun à sa façon. L’usage est essentiellement destiné aux lessives, ou dans les bains publics.

Soupçonnée de propager la contagion, l’eau fut longtemps bannie du lavage corporel. Le bain réapparait en Europe à la fin du 18e siècle. Il ne devient une pratique hygiénique qu’au siècle suivant, lorsque la propreté devient une valeur morale, enseignée à l’école et à l’armée. Le savon s’impose peu à peu… Pour mémoire, lorsque le médecin obstétricien austro-hongrois I.P. Semmelweis démontra dans la seconde moitié du 19e qu’un lavage des mains était nécessaire entre la dissection d’un cadavre et l’accompagnement d’un accouchement afin de réduire le décès des mères par la fièvre puerpérale, il eut toute la communauté médicale à dos ; raison ne lui fut accordée qu’après sa mort… Les courbes de mise en rapport de l’usage du savon et de la mortalité infantile ont depuis démontré l’importance de l’hygiène, et d’abord dans la lutte contre les épidémies.

Couvrant plusieurs ères, plusieurs continents et cultures, l’histoire du savon est vaste. Aujourd’hui, les savons sont devenus un agrément, un plaisir, un soin de soi qui nourrit, adoucit et parfume la peau. Reste une loi chimique essentielle : plus ça mousse, plus c’est propre.