La main de l’âme

04.08.2017
Alfred Leopold Isidor Kubin (1877-1959), illustration.

Alfred Leopold Isidor Kubin (1877-1959), illustration.

La ligne du dessin manifeste un fil issu d’une obscure profondeur, chaos psychique hanté de monstres, qui vient échoir sur la blancheur d’une feuille. Alfred Kubin fut un illustrateur des peurs. Ce noble artiste en quête de sagesse a aussi réfléchi sur la nature de son art : le dessin.

Les visions de Kubin (1877-1959), dessinateur, illustrateur, graveur et écrivain autrichien, sont souvent plus communes que son nom, et émergent encore ici et là parmi des expositions thématiques, souvent issues de ses illustrations de grands romans qui lui valurent la reconnaissance de son vivant. Son nom est aussi associé au mouvement artistique du Cavalier Bleu (Der Blaue Reiter) auquel il appartint, aux côtés d’artistes picturaux parmi lesquels Vassily Kandinsky et Paul Klee avec qui il était ami.

Le dessin est un art du signe qui sait manifester l’inconnu. Sa simplicité est ardue à conquérir. Le dessin peut « tout faire comprendre avec quasiment rien. », mais il requiert une main qui soit un sismographe fidèle des remous intérieurs. C’est ce qui fait du dessin « un sceau de l’âme ». Ce sceau qui exprime une vision, psychique ou réelle, transforme une réalité confuse et profuse en quelques lignes parcourues dans leur épaisseur d’une intention expressive et d’une ardeur signifiante tout en disposant le vide autour d’elles. C’est ce qui fait du dessin un art symbolique pour Kubin, qui par-delà les apparences et proximités pratiques l’apparente plus à la poésie et à la musique qu’à la peinture.

Sa visée artistique fut souvent l’expression des terreurs primitives de l’enfance qui continuent de prospérer dans le dos de la conscience. Sa première tâche fut de les laisser remonter des gouffres intimes et les accueillir dans son champ de vision imaginaire. Mais à l’inverse d’un travail psychanalytique à la recherche d’intellection par analyses et correspondances symboliques, son travail fut de leur conserver leur intégrité afin de les voir et donner à voir telles qu’elles apparaissent dans « un crépuscule de l’âme. »

Seul l’exercice permet cela. Kubin distingue deux composantes de la réalisation du dessin : le rythme et la construction. Le rythme est précisément cet influx inconnu qui vient animer la main. Le dessin propose un rythme à l’œil, une sorte de vitalité picturale, qui prend ses racines dans le pouls le plus personnel de l’artiste : ce rythme ne s’apprend ni ne se développe, il est l’originalité même du créateur que sa pratique lui a permis de transcrire en lignes. La construction, elle, relève de la réflexion de l’artiste, qui lui permet d’organiser ses visions en abstractions signifiantes avec ces quelques moyens que sont ligne, point, tâche et vide. Rythme et construction sont indistincts pour le regardeur, mais l’artiste gagne à savoir discerner ces deux processus pour parfaire la personnalité de son expression.

Alfred Kubin, homme de culture, lisait beaucoup et regardait d’autant les œuvres dessinées pour progresser dans la compréhension des ficelles de son art. Cet art du trait juste tel un javelot tiré par l’âme lui fait reconnaître dans l’art classique chinois la plus haute manifestation du dessin. En Occident, Rembrandt est le Maître, qu’il consulte comme un livre sacré. Il connaît la graphie de tous les grands graveurs depuis l’âge médiéval, leurs forces et limites, jusqu’aux dessins hallucinés de Van Gogh. Mais leurs enseignements sont intimidants. Kubin loue son époque pour avoir ouvert le dessin à des artistes mineurs et moins adroits, mais aussi ouvert le regard sur les dessins des enfants, des aliénés, des peuples lointains, des médiums, qui tous échevellent les fils infinis du dessin.

Alfred Kubin veut trouver son chemin dans un monde qui lui apparaît comme un labyrinthe, « et c’est en dessinateur que je dois le faire. » Pourtant philosophe, il fuit les idées dans cette quête au profit de ce qui sourd du plus profond de lui, ce Soi mutique d’où s’échappent des ombres et des figures abominables qu’il associe au chaos primitif du monde.

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