Lumières pour enfant

21.12.2018
Walter Benjamin (1892-1940 )

Walter Benjamin (1892-1940 )

Lumières pour enfant, par Maylis de Kerangal

Seul dans le studio de Funkstunde AG, à Berlin, Walter Benjamin, assis devant le microphone, s’apprête à lire : il ôte sa veste, retrousse ses manches au-dessus des poignets, se penche sur sa liasse de feuilles dactylographiées, ajuste ses petites lunettes rondes cerclées de fer, et peut-être aussi qu’il lisse sa moustache à plusieurs reprises ou s’éclaircit la voix. Il se concentre, il attend. Clouée au mur, l’horloge ronde est un œil qui le toise et lui rappelle que s’il est ici son propre maître, il devra impérativement rendre l’antenne à l’heure pile. Soudain la grande aiguille se dresse à la verticale et dans cette secousse, une lumière rouge s’allume : la Jugendstunde, l’heure des enfants, a commencé. Il s’agit maintenant de convertir cette durée en lumière.

La trotteuse de l’horloge tourne contre le mur du studio, à Berlin ou à Francfort. La radio est alors ce médium jeune que Benjamin invente au fil des émissions, qu’il explore comme un pays et déchiffre comme un langage. De 1927 à 1932, durant cinq années pleines, il en fait un laboratoire où expérimenter d’autres formes de narration, autrement dit un lieu politique. Il élabore son format : la conférence radiophonique. Soit un sujet, un texte, une lecture — la simplicité même. Or, ce que l’on peut lire dans les transcriptions des vingt-neuf émissions réunies dans Lumières d’enfance, à défaut de pouvoir les écouter — aucune bande enregistrée de la voix de Benjamin n’a été retrouvée — est une merveilleuse opération subversive : plaçant les enfants au centre du dispositif, s’adressant à eux directement, Benjamin renverse l’ordre des discours et fait entrer dans la maison les voix de la dissonance. La grande polyphonie. Ce nouveau territoire de la modernité, c’est le « pays des voix ».

Le temps presse, les minutes sont comptées dans le studio où Benjamin bientôt rappelle le conte, réactive la vieille oralité, le récit archaïque, exhume comme un trésor la narration perdue, celle qu’il pensait enfouie dans les charniers de la Grande Guerre, derrière les lèvres serrées des soldats revenus. Pendant que la société allemande se tourne vers le nazisme, en éveilleur inlassable, en Aufklärer, il raconte ce qui tremble et s’effondre, ce que l’on dissimule ou se dérobe au regard, ce qui trouble et perturbe, ce qui se métamorphose, ce qui émerveille et ce qui hante : oui, il est possible de raconter le dialecte berlinois, les cités-casernes, les procès de sorcières, les marchands ambulants, la vie des tziganes, le mystère des jouets, les bandes de brigands de l’ancienne Allemagne, la chute de la Bastille, le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, les marchés, les bootleggers, Caspar Hauser ou Cagliostro ; il est possible, pour quelques heures encore, de raconter des histoires.

Enfance de la radio, enfance des auditeurs, quelques secondes encore et ce qui revient, spectrale, labyrinthique, c’est l’enfance de Benjamin. Le Gamin des rues berlinoises, les caniveaux pour fleuve, le Tiergarten pour royaume, l’égarement, les jeux, les masques. La marqueterie des souvenirs enchâssés dans le présent tels les scènes et les motifs incrustés dans le bois des armoires.  La mémoire vivante et lumineuse retrouvée via le microphone. Et contre la catastrophe qui se précise, la lumière rouge du studio de radio où flâne le poète.

 

Maylis de Kerangal est écrivain. Dernier livre paru : Un monde à portée de main, aux éditions Verticales.