Lorsque l’accident crée la forme

22.09.2017
Bertrand Lavier, Giulietta, 1993, vue de l’exposition Bertrand Lavier, depuis 1969, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’Art moderne, 2012.

Bertrand Lavier, Giulietta, 1993, vue de l’exposition Bertrand Lavier, depuis 1969, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’Art moderne, 2012.

Lorsque l’accident crée la forme, par Catherine Malabou

Qu’est-ce qu’une identité formée par destruction ? Que se passe-t-il lorsque le choc, le trauma, l’accident, sont assez violents  pour faire émerger une identité nouvelle, parfois sans rapport aucun  avec la précédente, au point que l’on peut dire de quelqu’un qu’il est méconnaissable, qu’on ne le reconnaît plus, qu’il ne se reconnaît même plus lui-même? Les lésions cérébrales graves, les maladies neuro-dégénératives sont de tels artisans, de tels réservoirs de formes. Les neurologues soulignent le rapport étroit qui existe entre rupture de connexions et métamorphose de l’identité. « (…) Quand les connexions changent, déclare Joseph Ledoux dans Vous êtes vos synapses, la personnalité aussi peut changer. (…) Quand les émotions ne sont plus contenues, comme dans les troubles de l’anxiété ou la dépression, la personne n’est plus ce qu’elle était autrefois. » Il y a tant d’exemples qui prouvent que la création de forme, la sculpture de l’identité personnelle, le modelage du « soi », ne sont pas seulement l’œuvre d’une plasticité positive, constructrice, qui ouvre l’individu à son milieu, l’accorde à son monde, le rend disponible aux autres, l’engage en son avenir. Il existe bel et bien une plasticité négative, qui n’anéantit pas le sujet à proprement parler, mais lui façonne une identité par destruction, comme si les ruines du soi précédent se reformaient pour donner lieu à une nouvelle personne. Accident et création ne sont donc pas opposés. Ils fonctionnent ensemble, en une étrange complicité, pour mettre devant nos yeux toutes ces personnes devenues étrangères à elles-mêmes.

Il faudrait pouvoir interroger le psychisme quant à la capacité qu’il a de survivre à lui-même après la blessure, non dans une absence de forme mais dans la forme de son absence.
Or la plasticité destructrice révèle la possibilité, pour chaque individu et pas seulement pour les malades, de devenir à tout moment, par accident, un autre. Le risque de la métamorphose est constant. Le cerveau, base vitale, biologique et psychique, de l’identité peut à tout instant être endommagé. Le caractère à la fois destructeur et configurateur de la blessure, sa capacité à façonner spontanément de nouvelles configurations d’être par destruction des configurations anciennes, est le grand enseignement de la neurologie contemporaine.

Mais un tel constat ne doit pas conduire au désespoir. Tout au contraire. Reconnaître dans les identités traumatisées une forme et non un vide est aussi un premier pas vers des thérapies qui sont encore à inventer mais se profilent déjà. Oliver Sacks en donne un avant-goût dans L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Devant le cas de Jimmy, atteint de la très grave maladie de Korsakov qui détruit irrémédiablement la mémoire,  il conclut : « Peut-être y a-t-il là une leçon à la fois philosophique et clinique : dans le syndrome de Korsakov, dans la démence ou autres catastrophes du même genre, si graves que soient les dégâts organiques qui entraînent cette dissolution “interne”, il reste toujours la possibilité entière d’une restauration de l’intégrité grâce à l’art, la communion, le contact avec l’esprit humain : et cette possibilité demeure même là où nous ne voyons de prime abord que l’état désespéré d’une destruction neurologique. » 

Catherine Malabou, auteur de Ontologie de l’accident, Essai sur la plasticité destructice, Paris, Léo Scheer, 2009. Catherine Malabou est professeur de philosophie à l’Université de Kingston (Royaume Uni). Son dernier livre publié est Avant Demain (PUF, 2014).