L’orientalisme

15.01.2018
Eugène FROMENTIN (1820 - 1876) - Une rue à El-Aghouat. (© Photo RMN-Grand Palais - Droits réservés)

Eugène FROMENTIN (1820 - 1876) - Une rue à El-Aghouat. (© Photo RMN-Grand Palais - Droits réservés)

Quand il ne désigne pas l’étude des langues et civilisations orientales de l’Anatolie à l’Asie, l’orientalisme recouvre une sensibilité artistique de l’Europe du XIXe siècle. Et son orient est le rivage imaginaire du romantisme avec les royaumes arabes et ottoman de l’Espagne à Bagdad.

Au XVIIIe siècle, l’orient musulman est souvent invoqué dans des récits et œuvres d’art, comme les Lettres persanes de Montesquieu ou L’Enlèvement au Sérail de W.A. Mozart. Cet orient et ses « turqueries » sont un prétexte d’exotisme mais aussi déjà l’évocation d’une autre humanité qui met l’homme européen et prétendument universel en regard, avec d’autres mœurs, d’autres saveurs, d’autres couleurs et d’affriolantes férocités qui le divertissent des siennes, pareillement atroces mais tellement moins exotiques..

Cette curiosité pour cet orient fut embrasée par l’expédition d’Égypte du général français Bonaparte au tournant du XIXe siècle, puis par l’invasion militaire française de l’Algérie en 1830. Ces faits de guerre eurent des incidences artistiques profondes.
Car se confondent alors des compte rendus ethnographiques aux croquis de première main, la découverte en Egypte de cités antiques ensevelies sous le sable, des peuples arabes aux coutumes disparates à la fois étrangères et parentes des européennes, puis cette lumière éclatante, cette féminité gracile, fière et intraitable, les bains publics, les jardins aux fontaines chantantes, les chevaux nerveux, une chaleur propice à la lascivité, des potentats durs, des guerriers hautains, des marchés aux esclaves, la décadence ottomane… enfin toute une vibration et une réverbération qui montèrent à la tête des artistes et leur fit tourner les sens : l’orient devenait l’aire des mystères, de licences fastueuses et de palais aux ors en demi-jour encerclés de désert aveuglants.
Tandis qu’en Europe la froide lumière scientifique chassait les ombres où séjournaient les forces occultes, en ces contrées lointaines les légendes vivaient encore au grand soleil au beau milieu des dunes d’où provenaient les prophètes jusqu’à Jésus et où Les Mille et Une Nuits avait été écrit. C’est toute cette confusion d’images, de références et de sensations qui firent le sel de cette ferveur mi-naturaliste mi-fantasmatique que fut l’orientalisme dans l’art européen.

Les grands peintres du Maghreb d’alors restent Delacroix, Eugène Fromentin et Théodore Chassériau, qui y voyagèrent et tinrent leur art à ce qu’ils virent. Mais ils font exception. L’orientalisme a souvent fait siens sans les dire les mots de J.J. Rousseau : « commençons donc par écarter tous les faits […] » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes), afin de préserver l’intégrité de ses fantasmagories à l’érotisme suggestif, comme il se voit dans le Bain turc d’Ingres.

Et peut-être est-ce le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, sorte de journal de voyage réécrit en œuvre, qui exprime le plus justement la désillusion du voyageur : « Tout cela a été splendide et merveilleux sans doute, mais trente générations y ont passé ; partout la pierre croule, et le bois pourrit. Il semble que l’on voyage  en  rêve  dans  une  cité  du  passé,  habitée  seulement  par  des  fantômes,  qui  la  peuplent  sans l’animer. » Il écrit alors à son ami Théophile Gauthier : « La  ville  des  Mille  et  Une  Nuits  est  un  peu  dégradée,  un  peu  poudreuse […] ce  qui  est  triste,  c’est  la  pauvreté  de  la population.  Tu  as  bien  fait  de  mettre  Le  Caire  en  ballet  avant  de le  voir. »  Car l’art doit l’emporter, le ballet eut été moins beau s’il avait été maculé de la réalité. Les mots de Nerval à son ami Jules Janin expriment l’essentiel de son mécompte :   « En somme, l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait  il  y  a  deux  ans,  ou  bien  c’est  que  cet  Orient-là  est  encore  plus  loin  ou  plus  haut,  j’en  ai assez  de  courir  après  la  poésie ;  je  crois  qu’elle  est  à  votre  porte,  et  peut – être  dans  votre  lit. Moi je suis encore l’homme qui court, mais je vais tâcher de m’arrêter et d’attendre.» Et c’est ce court et merveilleux récit, vers la fin de l’ouvrage, Histoire de la Reine du matin et de Soliman, prince des génies, qui, s’en retournant à la mythologie, exprime cette quintessence d’Orient que l’Histoire, la poussière et le vacarme lui occultaient.

Cet orientalisme aux mille feux devait donc faire long-feu. Bientôt les échanges commerciaux, les migrations humaines et la fin des aventures coloniales mettraient fin à ce mouvement d’art pour qui l’Orient était un mirage, une sorte d’oasis de félicités antiques égarée dans le désert des faits.