L’odeur de la mémoire

20.06.2016
Flacon d'eau de toilette (cheramy) A REDECOUPER STP

Le pouvoir mnésique des odeurs, par Chantal Jaquet

Senti aujourd’hui, tout parfum d’autrefois est une odeur de soi et contient en lui un monde enfoui. L’odorat apparaît comme le sens de la mémoire, car il fait resurgir par hasard des parcelles de notre existence antérieure au détour d’une fragrance qui conserve en elle les traces du souvenir. Nombreux sont les poètes et les écrivains à avoir souligné cette puissance mnésique de l’odeur et son aptitude à restituer la vie passée. Maupassant dans Fort comme la mort décrit cette expérience soudaine de résurrection du passé dans le présent causée par les odeurs :

« Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappel d’événements effacés. Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouvé aussi souvent des parcelles de son existence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirs d’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées, à la façon des aromates qui conservent les momies. »[1]

L’odeur apparaît comme une mémoire vive, comme un concentré d’histoire intime qui résiste à l’oubli. Grâce à un jeu d’associations spontanées et inconscientes qui ne laisse pas le temps de travestir le souvenir, elle plonge l’homme dans son passé singulier et fait resurgir ses affects de manière intacte. Les odeurs-souvenirs exhument ainsi les strates successives de la construction de soi, à travers les sensations et les émotions ; elles réveillent le moi endormi et les états d’âme évanouis qui remontent à la surface. « Chaque odeur d’enfance, nous dit Bachelard, est une veilleuse dans la chambre des souvenirs »[2]. Les odeurs sont ainsi les gardiennes fidèles de la mémoire et d’une identité qui demeure à travers le changement. Odeur de soi et odeurs du monde se mêlent pour définir l’essence de chacun, au double sens du terme. Considéré sous l’aspect du nez, un homme est donc la somme de ses odeurs.

 

Chantal Jaquet, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie, dont Philosophie de l’odorat paru aux éditions PUF.

 

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[1] p.116, éditions Folio.

[2] La poétique de la rêverie, p. 122.