L’horizon scientifique des années 60

12.03.2018
Ivan Sutherland met au point le premier logiciel graphique interactif avec stylo optique pour dessiner sur écran des schémas techniques, en 1963 au MIT.

Ivan Sutherland met au point le premier logiciel graphique interactif avec stylo optique pour dessiner sur écran des schémas techniques, en 1963 au MIT.

Les commotions culturelles et morales qui chamboulent la société des années 60 furent si tapageuses qu’elles occultent les champs de la science et de la technique. Or ce fut là encore une époque de découvertes et de conquêtes du savoir dont les conséquences restent actuelles.

Bien sûr, le fait majeur de ce temps est la réussite de la mission Apollo 11, avec les pas de Neil Armstrong et Edwin Aldrin sur la Lune le 20 juillet 1969. C’est le point d’orgue d’une bataille spatiale technologique qu’avait initiée l’URSS par le lancement du Spoutnik 1 en 57, et le sacre du vainqueur. Ce résultat d’un investissement technico-scientifique sans précédent consacre un âge d’or des budgets publics et de la décision politique dans la recherche fondamentale et appliquée, où « les priorités et les choix de politique scientifique ont été déterminés par des pressions extérieures telles que la défense nationale, les considérations de prestige ou la concurrence sur les marchés mondiaux. » (Rapports Brooks pour l’OCDE, 1969). Cette décennie fut la mise à feu de la conquête spatiale. En 1961 était créé en France le Centre National d’Etudes Spatiales, institution instigatrice et porte-drapeau de l’Europe spatiale.
Né quelques années plus tôt, le CERN (laboratoire européen de recherche en physique des particules) met en service en 1960 le premier grand accélérateur de particules, synchrotron à protons inauguré par le physicien Niels Bohr, qui demeure à ce jour, après bien des évolutions, le cœur du complexe d’accélérateurs du CERN, et unique au monde. En 1968, Georges Charpak y révolutionne des techniques dont les applications sont multiples bien au-delà de la physique des particules, ce qui lui vaudra le prix Nobel en 1992.
Et c’est du CERN que sera inventé le World Wide Web par Tim Berners-Lee fin 1990, avec le 1er serveur web et la gratuité de son logiciel : or les bases conceptuelles d’une mise en réseau informatisé datent du début des années 60, et le premier réseau de transferts de paquets d’informations, ARPANET prit effet en 1969, avant d’être porté à la connaissance publique en 1972.

La création de la station soviétique Vostok, en 1957, au point le plus froid et éloigné de l’antarctique, permettra bientôt des découvertes climatologiques majeures par l’extraction de carottes glaciaires renseignant sur les paléoclimats et les traces de la première vie microbienne. Quant à la première vie humaine, des fossiles découverts en Tanzanie en 1960 et identifiés par diagnose en 1964 mettent à jour l’espèce Homo Habilis, il y 2.5 à 1.5 millions d’années, découverte paléontologique majeure. Une analyse des paléo-migrations des espèces humaines primitives fut aussi permise par la récente découverte du « système HLA » en médecine (les champs de savoir étant connexes) avec l’identification de groupes humains et leurs origines géographiques. Ce système HLA, sorte de carte immunitaire humaine, fut identifié par Jacques Dausset en 1958 (prix Nobel en 1980). Les bienfaits en furent majeurs par la connaissance des marqueurs de compatibilité entre donneurs et receveurs pour les transplantations d’organes, greffes de moelle épinière, ou transfusions de leucocytes et plaquettes. Les bases de la science de l’immunologie future étaient posées. Plus immédiatement, la première greffe de cœur serait réussie en 1967 par le chirurgien sud-africain Chris Barnard.
Petrucci avait-il vraiment réussi la première fécondation artificielle d’un ovule humain en 1961 ? Ce qui est sûr c’est que l’obstétricien Robert Edwards et son équipe parvinrent en 1969 à la première fécondation « in vitro » avec croissance d’un embryon.

Ces années, où des budgets colossaux et une immense espérance en l’avenir permettent à de grands instituts de naître et à une coopération scientifique internationale de se structurer, voient la naissance de la biologie moléculaire, mais aussi de l’étude des liens entre molécules et comportements. En 1965, le Prix Nobel est attribué à Jacques Monod, François Jacob et André Lwoff pour leur mise en évidence que l’ADN, par l’intermédiaire de l’ARN, génère des réactions biochimiques qui créent les protéines nécessaires à la vie des cellules. Henri Laborit, précurseur de la neurobiologie, est alors un pionnier d’études comportementales associées à la biologie. Concomitamment, le psychologue suisse Henri Piaget refonde la compréhension de l’enfant en étudiant sa cognition par sa structuration psychique : il théorise et met alors  en œuvre une pédagogie active et compréhensive visionnaire (La psychologie de l’enfant paraît en 1966).

Faisant suite aux travaux d’Alan Turing, décédé la décennie précédente, le développement de la recherche en intelligence artificielle va grand train. Les racines de l’éclosion actuelle de cette science puisent en cette décennie, où les théories mathématiques ensemblistes furent appliquées à l’étude du fonctionnement de l’intelligence humaine.

Enfin, les années 60 sont celles des premières grandes alertes écologiques médiatisées et de la prise de conscience des risques environnementaux. La grande éthologue/primatologue Jane Goodall alerte le monde en faveur de la préservation de la Nature, pointant la destruction humaines et la disparition programmée des espèces animales, et d’abord des grands singes. Rachel Carson, journaliste scientifique spécialisée en biologie marine, publia un livre d’enquête (Printemps silencieux, 1962) au sujet des effets néfastes des pesticides (DDT en particulier) sur l’être humain, la faune et la flore. Par sa lutte courageuse contre les lobbies, les entomologistes d’alors, les industries chimiques et le monde agricole, elle fut la première lanceuse d’alerte, conduisant à l’interdiction contestée et combattue du DDT aux USA dès 1972. Son combat est à l’origine de la création de l’« Agence américaine de protection de l’environnement ».

Le monde des années 60 fut donc aussi métamorphosé par les travaux scientifiques et leurs applications pratiques en maints domaines. La légalisation de la pilule contraceptive dans divers pays au fil de la décennie en est le patent exemple. Il semble que ces années lointaines nous restent familières parce que la période présente continue d’évoluer dans l’horizon technique, conceptuel et culturel que cette décennie a fait naître et projeté jusqu’à nos jours. Et la résolution des grands enjeux d’aujourd’hui engagera un nouveau cycle de recherches fondamentales et d’imaginations : aussi nous faut-il souhaiter de nouvelles années 60, quoique préférablement avant 2060.