L’éventail

05.08.2016
La robe Jaune (James Tissot, 1836-1902), Musée d'Orsay

La robe Jaune (James Tissot, 1836-1902), Musée d'Orsay

Impossible de déplier toute l’histoire de l’éventail. Ne serait-ce que parce qu’il ne fut pas toujours pliable. Dès l’origine, l’aile d’oiseau battant les airs en avait soufflé l’idée aux hommes. Ils en ont conçu des usages triviaux comme augustes : car il souffle le chaud et le froid.

En Hindi, l’éventail est le « pankha », et « pankh » désigne la plume d’oiseau, tandis qu’à quelques battements d’aile plus au nord, l’idéogramme chinois nommant l’éventail représente « la plume sous un toit. » De ce processus mimétique naturel, on suppose que l’acte d’agiter de l’air en s’aidant d’une surface plane pour attiser le feu, chasser les insectes et éventuellement s’aérer est venu très tôt à l’humanité dans tous ses foyers de naissance. Mayas, royaumes d’Afrique, Hellènes, Romains, Etrusques, tous inventèrent l’éventail. Les plus vieux éventails conservés furent trouvés dans la tombe de l’empereur Mawangdui (IIe siècle avant JC) dans le Hunan, en Chine. Mais l’éventail est peint dans les tombes égyptiennes du IIIe millénaire avant JC, où l’on sait que le poste de flabellifère pour éventer le pharaon – celui qui agite le fabellum, écran à plumes au bout d’une longue hampe – était hautement honorifique. Cet éventail symbolisait «Chou», cette puissance fécondatrice du vent parcourant la terre.

Car étonnamment, bien qu’il ne brasse que de l’air, l’éventail est toujours un attribut de puissance. Pharaons donc, mais empereurs, rois et reines, papes – jusqu’en 1975 – grands mages et autres magnats, tout ce beau monde se fait ventiler. Puis, tout à l’autre bout de l’Histoire, devenu atout de coquetterie, l’éventail est pour la galante une arme de son atour, un instrument de son mystère et parfois l’oracle autoritaire de son assentiment – ou de sa réticence. Jusqu’à nouvel ordre.

Mais c’est du Japon que l’épopée moderne de l’éventail met les voiles. Ses insulaires l’avaient reçu de Chine. Ils l’ont plié : littéralement et figurativement, avec art et à moult usages. L’éventail fixe, « ushiwa », conserva son utilité, en cuisine par exemple. Mais le pliable, « ôgi » se diffusa dans la société à l’âge médiéval, parmi les complexes préséances courtisanes de la galanterie, parmi les classes populaires, trouvant sa gestuelle narrative dans le théâtre Nô puis Kabuki, présent aussi dans la danse et les arts martiaux comme il l’était déjà en Chine. Les plus grands peintres en illustrent ses feuilles. Il y a même alors l’éventail de guerre du Shogun, le « gunsen » monté d’acier à feuille blanche centrée d’un cercle rouge. L’éventail plié demeure encore très commun dans toute la culture d’Asie.

Ce sont les colons portugais qui le rapportèrent en Europe au XVIe siècle. Du marché de Lisbonne aux trônes et couronnes, l’éventail y devint l’objet d’apparat et d’agrément exceptionnel, particulièrement dans les traditions artisanales françaises et italiennes. On attribue à Catherine de Médicis, reine de France par son mariage avec Henri II en 1533, l’intronisation de l’éventail plié en France. La grande reine Elizabeth d’Angleterre le prisera tant qu’elle l’agréa comme le seul cadeau que pussent lui faire ses sujets. Les dames de conditions s’en emparèrent : l’éventail était dans le vent. Son âge d’or européen fut le XVIIe. La Révolution française le balaya. Il connut une renaissance au XIXe siècle, notamment grâce à monsieur Duvelleroy, et jusqu’à la Belle Epoque.

L’histoire européenne de l’éventail plié est vaste… Aussi, considérons certains détails de sa structure qui rendent compte de sa complexité de fabrication : les brins forment sa charpente sur lesquels la feuille est posée, les panaches sont les brins renforcés des extrémités, puis il y a le bout (ou flèche), la gorge, la rivure avec son œil, la tête, la bélière et parfois le gland. Lorsque les brins, réunis par un clou à leur base, sont reliés par un ruban à leur faîte, l’éventail est alors dit brisé. Chacune de ces parties est fabriquée en matériaux rares et délicats, requerrant un corps de métier particulier, doreur sur cuir, gantier, plisseurs parfumeur et tabletier, parfois un orfèvre pour n’en citer que certains. Au XVIIe siècle, des procès intervenaient entre eux, au point que Colbert, ministre de Louis XIV institua en 1678 un corps de jurande et de maîtrise des éventaillistes, qui devint la Corporation des éventaillistes français. Ces détails donnent une idée du raffinement d’un objet à l’origine pourtant si ancienne et naturelle à l’humanité.

Les modes s’éventent : l’éventail en a fait les frais dans toutes les cultures et toutes les classes sociales. Mais il répond à un geste si essentiel, et a convié des artisanats mondiaux d’une telle splendeur que son existence défie les airs du temps.